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maîtrisant son trouble par un effort suprême, s’écria : « Mais où est donc Tomy?»

Je n’oublierai jamais le spectacle qui en ce moment s’offrit à mes regards : à une dizaine de pas environ devant nous, le beau petit garçon était arrêté devant une touffe colossale d’héliotropes; les yeux ardens, ses petites mains avancées, dans un état de fascination, il contemplait un énorme cobra capello, dont le col jaune et la tête plate se dressaient presque sous ses pieds. Tout mon sang se figea dans mes veines à cette vue. En deux bonds, la mère avait rejoint son enfant et le serrait sur son cœur avec une ardeur qui tenait du délire. Toute cette scène ne prit pas une seconde.

Le petit Tomy avait échappé par un miracle au voisinage de son dangereux ennemi, qui avait disparu sous les fleurs. Mistress Brown eut à peine pu s’en convaincre, que par un mouvement instinctif elle tomba à genoux sur le sable, et, étreignant sur sa poitrine la tête blonde de son enfant, adressa au ciel une fervente prière toute pleine de reconnaissance maternelle. Je me sentis bien petit, bien ridicule, mon pauvre ami, devant ce touchant tableau, — et, nouveau corbeau de la fable, jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus, je n’eus d’autre pensée que de sortir en honnête homme de la folle entreprise dans laquelle je m’étais engagé.

Lorsqu’au soir je me rendis à l’invitation de Brown, je trouvai sa jeune femme dans le salon, en compagnie du petit Tomy, qui, accoudé sur ses genoux, jouait familièrement avec les plis de sa collerette. Après les premières paroles de bienvenue, mistress Brown prit dans une coupe, sur la table, le petit papillon d’or, et me le tendit en disant d’une voix assez ferme : « Dans le trouble de la terrible scène de ce matin, j’ai oublié de vous rendre ce petit bijou. » Puis, sans mot ajouter, avec cette profonde habileté que possèdent les femmes, comme dominée par le souvenir du danger qu’avait couru son fils bien-aimé, elle lui prit la tête à deux mains et l’embrassa à plusieurs reprises.

— Je puis vous assurer, madame, repris-je, que tout entier au péril de mon petit ami, j’avais complètement oublié cet objet, quoi qu’il me rappelle des souvenirs bien précieux à mon cœur.

Je dus comprendre, au triple froncement des sourcils de mon interlocutrice, que je venais de réentamer un sujet de conversation qui ne lui était pas particulièrement agréable; mais, avec l’intrépidité que donne la conscience d’une bonne action, je poursuivis d’une voix émue : — Ce petit bijou est un legs de mon frère, de mon pauvre frère aîné, que j’ai perdu il y a déjà plus d’un an.

Le visage du plus prodigue des Valères à la nouvelle de la mort du plus avare des Harpagons ne revêtit jamais une expression de