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à ce qu’exige la sûreté de la Turquie. En un mot, ce n’est ni le droit, ni la dignité, ni l’honneur du peuple russe qu’on attaque ; c’est un fait de prépondérance abusive qu’on veut supprimer, c’est une politique périlleuse et menaçante qu’on veut désarmer. Là est la question qui s’agitait à Vienne, et à laquelle le ministre des affaires étrangères de France a eu à rendre son vrai caractère après les interprétations de M. de Nesselrode.

Si telle est effectivement la pensée réelle de la politique européenne, la combinaison dont les alliés du 2 décembre avaient pris l’initiative relativement à la troisième garantie n’en était-elle pas une application juste et modérée ? Les propositions russes, que M. de Nesselrode reproduit dans sa dépêche, étaient-elles de leur côté, de nature à atteindre le même but ? Les plénipotentiaires de la Russie, on le sait, ont proposé successivement deux systèmes. Le premier reposait sur le principe de l’ouverture complète et réciproque des passages des Dardanelles et du Bosphore ; en d’autres termes, c’était l’abolition d’une des règles permanentes de la politique ottomane, devenue en 1841 une des règles du droit public européen. Or il y a ici deux faits à observer. Provocatrice évidente de la guerre, ayant à se défendre dans son propre domaine contre des forces qui n’ont pu prendre, encore Sébastopol sans doute, mais qui occupent Kamiesch, Balaklava, Eupatoria, la Mer-Noire, la mer d’Azof, — la Russie refuse d’accéder à tout ce qui assignerait une limite quelconque à son développement naval, et elle demande au sultan l’abandon d’un des droits inaliénables de sa couronne, la clé de sa capitale, la sauvegarde de son indépendance ! En outre quelle réciprocité pourrait-il y avoir entre la Russie et les puissances maritimes ? La Russie aurait accès dans la Méditerranée, sa politique en réalité aurait fait un pas de plus et aurait gagné à la guerre ; les puissances maritimes auraient à s’imposer des sacrifices onéreux et permanens pour entretenir dans la Mer-Noire des forces de guerre dont la présence seule attesterait que la prépondérance russe n’a point cessé, ce qui est cependant l’objet d’une des quatre conditions de la paix. La seconde proposition de la Russie maintenait simplement l’état actuel, en consacrant pour la Turquie le droit de faire appel à ses alliés, et de leur ouvrir l’Euxin le jour où elle se croirait menacée : c’est-à-dire que la Russie pourrait librement et paisiblement recomposer sa puissance maritime, et que lorsque sa prépondérance navale aurait atteint, suivant l’expression de M. de Buol, « les proportions d’un danger intolérable, » le sultan pourrait recourir de nouveau au moyen dont il s’est déjà servi, — ce qui signifie, sous une autre forme, que la situation serait rétablie telle qu’elle était avant les complications actuelles !

C’est là cependant ce que M. de Nesselrode appelle faire honneur à la parole de la Russie et à son acceptation des quatre conditions ! N’est-ce point au contraire un subterfuge derrière lequel l’épée de l’Europe a le droit d’aller chercher cet orgueil tenace et subtil ? Et M. le ministre des affaires étrangères de France n’est-il pas fondé, dans sa réponse, à rejeter sur la Russie la responsabilité de la continuation de la guerre ? Par le fait, on ne se tromperait pas beaucoup sans doute en disant que ces documens sont surtout à l’adresse de l’Allemagne, et la pensée réelle du cabinet de Pétersbourg se révèle plus clairement encore dans la dépêche adressée à