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REVUE. — CHRONIQUE.

ment, et cherche par des mouvemens spontanés à se réunir. M. le marquis de Godefroy Menilglaise, en publiant de nouveau cette chronique assez courte, en a accompagné le texte latin d’une ancienne traduction, qui paraît être du commencement du xvie siècle, et qu’il a trouvée parmi les manuscrits recueillis par ses ancêtres, ces savans et infatigables Godefroy, dont les travaux sont encore l’une des bases les plus solides pour nos historiens érudits et nos jurisconsultes.

Nous extrairons de cette chronique quelques traits qui en feront comprendre l’importance réelle. Plusieurs, et des plus curieux, se rapportent à ce grand mouvement qui, après l’établissement de la féodalité, la rendit complète et universelle par l’absorption de presque tous les alleux et leur transformation en fiefs. Ce mouvement est double ; il pousse les hommes libres d’un côté dans le système des fiefs, de l’autre dans la servitude. C’est à une famille libre, mais forcée par la pression d’un puissant voisin de se faire vassale, que la ville d’Ardres doit son origine. Les détails de cette histoire et leur connexion sont caractéristiques, et contiennent, si petits qu’ils soient, presque tous les élémens du développement de la féodalité, du rôle politique de l’église à cette époque et de l’établissement des communes. Voici le résumé du récit un peu confus de Lambert. Une jeune fille nommée Adèle, orpheline, négligée de ses proches et n’ayant point encore un époux pour la défendre, vivait seule dans son château de Selnesse. Elle était issue d’une bonne famille libre du pays et possédait de vastes terres. Le comte de Guines, Eustache, voulait la marier malgré elle, à cause de sa richesse, à un de ses parens à lui ; « il la pressait indécemment, indignement, » dit Lambert. Pour échapper à cette violence, Adèle n’eut d’autre ressource que de faire oblation de tout ce qu’elle avait, terres, marais, dîmes, droits de patronage, à l’église de Térouane, dont l’évêque était son oncle, pour les recevoir ensuite en fief, après en avoir fait hommage à l’église ; car c’était, observe Lambert, un usage déjà ancien dans le pays, de donner ainsi son bien aux églises pour le reprendre à titre de fief, afin de s’assurer de puissans protecteurs. La suzeraineté de l’église était souvent la plus sûre, et en tout cas la plus douce, Cette circonstance est bien décrite encore ailleurs par Lambert, lorsqu’il parle d’un monastère fondé par la mère de Godefroy de Bouillon. « Ce lieu, dit-il, est en si grand renom et en si grand respect, que les nobles et le peuple du pays voisin, s’ils avaient quelque petit patronage d’église, ou quelque bénéfice, ou quelques petites métairies, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour les donner entièrement, ou tout au moins pour les soumettre et les lier au monastère par quelque titre de sujétion, bien persuadés que ces possessions se maintiendraient plus libres, et se défendraient avec plus d’avantage dans leur assujettissement à un lieu si saint et si vénéré, que si elles étaient restées dans leur liberté propre et originaire. » Ainsi on rejetait cette liberté qui n’était qu’une faiblesse, cette propriété qui n’était qu’un péril, et on s’inféodait à l’église pour échapper à la féodalité militaire. Mais l’église, en protégeant les autres, avait besoin aussi de protecteurs ; c’est pourquoi l’évêque fit bientôt épouser à sa nièce un vaillant chevalier flamand de Furnes, un de ces hommes durs des pays maritimes, qui nourrissaient une haine profonde contre la féodalité. « J’oserais l’appeler, dit Lambert, un vrai précurseur des