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colvekerlie, qu’elle est libre, née de parens libres ; elle demande un délai de quinze jours et l’obtient. Elle se présente dans l’intervalle devant les maîtres de Ham, se proteste libre, offre la preuve par témoins, parle vivement, hautement, courageusement ; mais les gens de Ham parlent encore plus haut, étouffent sa voix, et la renvoient outragée sous cette prétention infamante, qui la réduisait réellement en servitude, puisque l’impôt en était le signe. Heureusement il se trouva une femme pieuse et vénérée, la comtesse Emma ; Hawide la vit, lui représenta qu’il n’y avait plus de sûreté pour personne, et que nobles et non nobles seraient enveloppés par de semblables moyens dans une même condition servile, et forcés de payer l’insolente colvekerlie. Emma eut compassion de cette noble jeune femme, elle eut pitié de son pays souillé par une telle honte ; elle embrassa son mari, pleura, parvint à le toucher d’un bon sentiment, et la colvekerlie fut supprimée ; mais il fallut indemniser le seigneur de Ham, en ajoutant quatre charrues de terre à son fief. Tous les colvekerles furent affranchis à perpétuité, dit Lambert avec un accent de satisfaction.

C’est assurément quelque chose de bien étrange que de donner en fief une exaction ; ce n’est pourtant pas le seul exemple qu’on en trouve dans cette chronique, et elle n’en parle pas comme d’une chose rare ou inusitée. Des bannis, de malheureux fugitifs furent inféodés de la même manière. Les lois flamandes étaient très sévères contre les bannis ; quiconque les hébergeait était puni d’amende, et quelquefois, comme à Bourbourg, on lui brûlait sa maison par-dessus le marché. Cependant Arnoul Ier d’Ardres, s’étant soustrait à la suzeraineté du comte de Guines pour relever du comte de Flandres, vers la fin du xie siècle, en reçut, dit Lambert, « à titre de fief héréditaire le droit d’accueillir et de soutenir, envers et contre tous, tout individu banni pour quelque cause que ce fût, et réfugié dans la seigneurie d’Ardres, pourvu toutefois qu’il ne fût pas en conspiration flagrante ou secrète contre la personne du comte ou de la comtesse de Flandres. Si le banni ne voulait pas se présenter devant ses juges naturels, le seigneur d’Ardres pouvait le faire juger par ses propres juges, le retenir ou le renvoyer de sa terre, selon son bon plaisir. » Il est clair que le comte de Flandres voulait procurer un avantage considérable à Arnoul ; mais la protection des bannis n’eût été qu’une charge, si quelque revenu n’y était attaché. « Je ne vois pas, dit M. de Godefroy Menilglaise, que ce seigneur pût en recueillir un autre avantage qu’un avantage pécuniaire, en leur faisant acheter sa protection. » Ces malheureux donc, s’ils n’osaient point se risquer à purger leur contumace (et combien l’osaient en ces temps de violence et de jugemens arbitraires ?) tombaient ainsi dans la condition des colvekerles, puisqu’alors le seigneur pouvait les retenir dans sa terre, tout en leur faisant acheter en quelque sorte leur servitude même par un tribut ; c’est bien le cas de ce mot énergique de Tacite : Servitutem suam quotidiè emunt, quotidiè pascunt.

Dans ce régime, fondé sur la conquête et constitué en souverainetés locales, absolues et héréditaires, il n’y avait aucun principe interne de garantie et de sécurité qui lui fût propre et inhérent à sa nature. Toute justice, toute paix, tout bon ordre, dépendaient du hasard, qui amenait de loin en loin un personnage doué d’une âme plus élevée, d’un sentiment plus doux, supérieur