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habituelle, près de la fenêtre du petit salon, devant le parterre plein de résédas et de soleil. J’écoutais les mouches bourdonner, et je cherchais pourquoi elles tournaient sans but apparent, avec ce bruit incessant et monotone qui ressemblait au bruit que faisait le rouet de la vieille Mose.

J’avais, sans qu’elle le sût, compté les jours qui la séparaient de celui qui rendait son visage attendri et satisfait, fin ce jour béni arrivait une lettre qu’elle lisait tout haut plusieurs fois ; M. Evens la lui relisait encore. Cette lettre, je la savais par cœur ; elle disait que la petite Isaure allait bien. Mose était plus heureuse que M. Evens, le père d’Isaure, ou plutôt je ne voyais sans doute que son bonheur à elle, la vieille grand’-mère. Je baisais la lettre quand elle l’avait laissée sur sa petite table de bois noir.

Comment était Isaure ? Je n’en savais rien : elle pouvait avoir des ailes comme les oiseaux, une belle écharpe bleue ainsi que les anges de la bibliothèque.

Cette bibliothèque était une prison pour moi, car, tandis que le père Antonin m’instruisait, il me retenait là, loin de la vieille Mose ; elle le voulait, et chaque jour, sans m’en plaindre, j’y restais bien des heures enfermé avec lui. Quoique je comprisse ce qu’il m’apprenait et que je ne le craignisse pas, je n’avais pourtant point la faculté de lui répondre ; alors je lisais dans ses yeux, tour à tour lents et actifs, tantôt la colère, tantôt le dédain.

Il n’est pas juste de dire que je comprenais tout ce qu’il m’enseignait : il y avait des choses qui brillaient dans mon esprit comme une lumière subite, en y laissant une clarté durable, et d’autres qui restaient dans d’éternelles ténèbres : mon entendement avait des solutions de continuité pareilles à des abîmes infranchissables, où le vertige me saisissait ; malgré tous mes efforts, les paroles étaient de vains sons, les idées qu’elles rendaient n’entraient point dans mon cerveau. Il y avait dans le domaine de la pensée tout un côté de l’horizon qui me restait caché à jamais. Je le savais, j’aurais voulu avoir un regard plus large ; mais ma volonté était impuissante, et je devais rester dans mon aveuglement, lui ce cas, le père Antonin disait à la vieille Mose : « Emmenez-le ; je n’y puis rien. » Et je voyais à quel point il était découragé. Alors celle que j’aimais avait un geste de tête et un haussement d’épaules si pleins de compassion, que j’étais attendri de sa bonté bien plus, que désolé de mon impuissance. Je voyais bien que tous les deux mettaient en doute mon intelligence, mais avec des impressions très différentes.

Ce qu’il y a d’étrange et ce qui tenait sans doute à une disposition maladive, c’est que je ne faisais aucune tentative pour montrer que je valais peut-être plus qu’elle ne le pensait. Les mots étaient