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fixé sur moi. Je joignis les mains et me mis à la prier en mon cœur, sans remuer les lèvres, mais comme si mon âme sortait de mon sein par un jet de flamme.

Mes yeux se lassèrent-ils, ou mon âme en effet s’échappa-t-elle momentanément de sa prison ? Je ne le sais pas, je le crois. Une sorte de voile ou de vapeur m’enveloppa, je ne vis plus que par de rares accidens son visage bien-aimé ; il me parut s’éloigner, s’éloigner ; l’ombre le couvrit, les ténèbres envahirent tous les objets. Je sentis mon corps inerte attaché à la terre.

Combien cela dura-t-il, et quelle éternité passa sur nous ? Qui peut le dire ? Comment mesurer d’une façon juste et particulière ce qu’ici-bas on appelle le temps ? Ce qui se passe dans le temps peut-il toujours subir les règles établies ? Comment le fini peut-il mesurer l’infini ? Non, personne n’a de données certaines sur la durée de cet état, qui ne fut ni le sommeil ni la mort, et d’où je sortis parce que la lumière vint de nouveau éclairer ce visage blanc et grave. Je le revis tout à coup sans savoir comment, avec ce regard qui ne m’avait point quitté, que par intuition j’avais toujours senti plonger en mon cœur.

Le sentiment de mon être me revint, ce regard m’attira. Je m’avançai vers la vieille Mose, je m’assis à ses pieds, je touchai sa main avec mon front ; elle était si glacée, que je rallumai le feu pour la réchauffer. Toujours ses yeux étaient ouverts sans que sa paupière fît un mouvement. Je n’étais plus dans la direction de leur rayon lumineux, je repris ma place en face d’elle afin de recevoir son regard, et je restai ainsi tranquille.

M. Evens entra, il nous trouva tous les deux immobiles. Le feu pétillait joyeusement dans l’âtre, le soleil pâle de l’hiver envoyait sa lumière à travers les vitraux. Il fit une exclamation de surprise. En effet, il y avait quelque chose d’inaccoutumé dans notre immobilité si longue. Il prit les mains de la vieille Mose, il mit son front sur ses lèvres, il toucha son visage, sonna vivement, et se tourna vers moi pour m’interroger. Depuis, je me suis souvenu qu’il me demanda quand elle était morte ; je ne pus répondre, car une sorte d’angoisse m’avait envahi ; je vis qu’il s’irritait. Les serviteurs entrèrent, il y eut des paroles, puis ils se mirent à genoux ; alors M. Evens toucha les paupières de la vieille Mose et les abaissa sur ses yeux.

Je jetai un cri et je m’élançai sur M. Evens. Je ne voulais pas que l’on m’ôtât ce regard qui ne m’avait point quitté. Il m’arrêta, et j’entendis, comme s’il m’avait parlé de très loin : — Ils sont fermés pour toujours !

Mes yeux se fermèrent aussi, et je tombai sur le sol.

Quand je revins à moi, j’étais couché ; le père Antonin était là, je