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ne voyais plus la vieille Mose. Il me parla d’elle et fit entrer la douleur dans mon âme. Je compris que l’on voulait me retenir loin d’elle ; je feignis le sommeil, on me laissa seul ; je me levai en toute hâte, je courus dans la grande salle, elle était vide. Le château semblait désert, je le parcourus ; je vis la chapelle éclairée, je montai le petit escalier, et je me glissai dans la tribune haute. Comme j’y arrivais, l’encens montait vers la voûte, les cierges étaient allumés. Je devinai que la vieille Mose était étendue sous les voiles noirs que je voyais au bas des degrés de l’autel. Je savais bien qu’elle était étendue là, parce qu’elle était lasse de marcher dans la vie ; mais je sentais aussi qu’elle n’était point absente, qu’elle entendait mieux que moi ces chants que j’essayais vainement de répéter, et que ses yeux, fermés pour toujours, voyaient désormais sans obstacle l’immensité ; son âme, dégagée de tout lien, se répandait, selon sa volonté, sur toutes choses. Oui, certainement je la sentis m’enveloppe ; j’oubliai la foule, l’église, les lumières ; je regardai en moi-même, parce que là vivait à jamais la vieille Mose !

Les jours suivans, je ne touchai guère à la terre, et je n’ai point souvenir de ce qui se passa. Je rentrai dans le cercle habituel où tous marchaient ; ma personne extérieure fut entourée des mêmes soins, mais j’étais seul, tout à fait seul.

Une lettre vint, elle annonçait à M. Evens l’arrivée d’Isaure : je m’en réjouis pour la vieille Mose. J’attendis auprès de son fauteuil, c’est-à-dire auprès d’elle, car je n’avais rien changé à ma vie ; je vivais sous ses yeux comme par le passé ; elle était présente, seulement je ne la voyais plus effectivement.


II

Lorsque je vis Isaure, malgré sa démarche légère et la blancheur de son front, je crus à l’heure même que la vieille Mose s’était transfigurée. Je reconnus le regard de ses yeux bleus, la forme rafraîchie de ses lèvres ; je la reconnus dans cette enfant : son âme avait pris ce vêtement de jeunesse et de beauté pour soutenir mon âme défaillante. Oui, je la reconnus, et me sentis inondé de joie ! Je ne l’appelai plus la vieille Mose, je l’appelai Isaure, nom facile à prononcer.

Je ne crois plus à la transmission des âmes. Non, l’âme assez heureuse pour avoir échappé à son enveloppe humaine ne revient point dans ses liens étroits ; elle va s’épanouissant, acquérant toujours des forces et des facultés nouvelles à chaque tour de ce cercle éternel qui va toujours en la rapprochant de Dieu sans se confondre jamais en lui ; mais alors je fus consolé par ma croyance, parce que c’était elle pour moi sous une autre apparence.