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politique devenaient de jour en jour plus incertains et plus contestés. Au sein de la nation la plus spirituelle de l’Europe, tous les intérêts comme tous les droits demeuraient sans garanties, les abus foisonnaient partout, et le contrôle ne se rencontrait nulle part. Tandis que les populations rurales souffraient sans espérer de redressement, les classes supérieures subissaient le despotisme dans son arbitraire le plus odieux, ou profitaient de ses iniquités pour l’accroissement de leur propre fortune.

Le pouvoir, étranger comme le pays lui-même aux premières notions de l’économie politique, écrasait de tailles le cultivateur laborieux, comme s’il eût voulu museler son activité et tarir la production à sa source. Nos campagnes étaient entrées depuis le XVIe siècle dans une période d’appauvrissement attestée par tous les monumens écrits non moins que par l’aspect du sol, où grand nombre de forêts conservent encore les traces des anciennes cultures abandonnées. Cette situation provoquait des disettes périodiques, que le défaut presque absolu de communication d’une province à l’autre transformait souvent en effroyables calamités. L’année qui suivit la mort du cardinal Mazarin, l’on vit Colbert, dès le début de son administration, aux prises avec une famine qui ne présentait rien d’extraordinaire pour les contemporains, et dont les détails sont pourtant à peine croyables aujourd’hui, puisque le manque de subsistances amena dans diverses provinces du royaume la mort de plusieurs milliers de créatures humaines[1].

Quoique, les parlemens n’eussent pas peu contribué, par des règlement restrictifs de la liberté du commerce des grains, à provoquer la crise, ces extrémités touchaient profondément des magistrats chrétiens qui se tenaient pour chargés de faire arriver jusqu’au trône la plainte de tous les opprimés et la voix de toutes les douleurs. Aux premiers jours de 1648, quand la régente vint imposer au parlement l’enregistrement forcé de nouveaux édits bursaux, l’avocat-général, contraint par le devoir de sa charge d’en requérir la transcription, profitait de la pression morale exercée sur la compagnie et sur lui-même pour adresser au cœur de la reine de pathétiques supplications, en même temps qu’il lui faisait des révélations terribles : « Il y a dix ans que la campagne est ruinée, les paysans réduits à coucher sur la paille, leurs meubles vendus pour le paiement des impositions auxquelles ils ne peuvent satisfaire, et que des millions d’âmes innocentes sont obligées de vivre de pain de son et d’avoine, et n’espérer autre protection que celle de leur impuissance. Ces malheureux ne

  1. Voyez les nombreuses pièces authentiques relatives à la famine de 1662, recueillies dans l’Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, par M. Pierre Clément, chap.3.