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aux progrès de nos mœurs publiques, nous apparaît aujourd’hui sous le jour le plus singulier. Frappé par un arrêt du parlement de Paris, auquel avaient adhéré la presque totalité des cours souveraines, pendu chaque jour en effigie sur le Pont-Neuf et courant grand risque de l’être bientôt en réalité, le cardinal sortit de Paris, déguisé en cavalier, et, se dirigeant au galop sur la Normandie, il entra tout à coup dans les murs du Havre pour ouvrir lui-même les portes de la citadelle aux trois princes qu’il y tenait renfermés. Cependant Condé reçut avec une si désespérante froideur une liberté qu’on n’était plus assez fort pour lui ravir, que Mazarin comprît à l’instant l’inanité de sa dernière espérance. Il fallut donc s’acheminer, le désespoir dans l’âme, vers un exil pour l’éventualité duquel il avait, de concert avec la régente, organisé un gouvernement destiné à lui maintenir la haute direction des affaires.

Le cardinal se retira au château de Brühl, dans les états de l’électeur de Cologne, d’où l’on sait qu’après un séjour d’une année il rentra en France, à la tête d’une armée levée à ses frais et organisée par ses soins pour reprendre le pouvoir, en profitant des fautes sans nombre commises par ses ennemis et de la lassitude trop légitime de la nation. Si le malheur est la pierre de touche du génie comme de la vertu, il est certain que ce temps d’épreuve ne grandit pas Mazarin, et qu’à l’exemple de la plupart des hommes politiques, il fit plus de fautes dans la disgrâce que dans le succès. Plaintes amères, soupçons odieux contre ses propres agens, lamentations perpétuelles sur ses privations et sur sa misère, maladive impatience du retour, intrigues avortées et projets incohérens, tel est l’aspect sous lequel se montre le ministre déchu du pouvoir dans une correspondance dont un déchiffrement récent nous a donné la clé. Que dire surtout du masque passionné sous lequel cette impatience se déguise avec une maladresse qui ne pouvait échapper qu’à l’aveuglement d’une femme violemment éprise[1] ? Que son attachement pour son ministre n’ait pas conduit Anne d’Autriche à des extrémités coupables, qu’il faille dans ces lettres faire une large part aux habitudes castillanes et à l’encarecimiento italien, et que la reine, en aimant passionnément le cardinal, se crût strictement en règle avec sa conscience, c’est ce qu’ont pensé la plupart de ses contemporains, en y comprenant le cardinal de Retz lui-même, qui n’inclinait pourtant à l’indulgence ni par ses mœurs ni par ses haines ; mais ce qu’il faut reconnaître avec l’éditeur de ces lettres, si longtemps inédites, c’est que la preuve d’un vif attachement, quelle qu’en ait été la nature,

  1. Lettres du cardinal Mazarin à la reine, à la princesse palatine, etc., écrites pendant sa retraite hors de France, publiées par M. Ravenel. Voyez Surtout les lettres du 11 mai, 20 juillet, 29 août, 24 et 27 octobre 1651.