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et fière de leurs volutes, où le génie heureux de la Grèce semble s’épanouir. Du côté de la terre, des collines, aux contours nets et fins, aux teintes violettes, argentées, empourprées, dorées, sont ruisselantes de lumière et de feu. Du côté de la mer s’étend sous mon regard une surface bleue sur laquelle ondulent et chatoient des lames étincelantes. Les golfes, les îles, les promontoires, sont radieux comme la mer, les montagnes et les nuages. C’est une vision de splendeur, de grâce, d’harmonie. C’est beau, — c’est la Grèce !

Au milieu de ce songe éblouissant, je débouche vers le soir par une ruelle dans le Forum romain ; des colonnes brunes ou grises se montrent çà et là sur la pente du Capitole, ou montent du fond de quelques creux sombres, des arcs de triomphe élèvent devant moi leur masse simple et solide qui repose sur la voie antique. Les larges plaques de laves qui composent cette voie s’aperçoivent de loin en loin, puis se perdent sous terre, puis reparaissent pour former la montée des triomphateurs) clivus triumphalis. En la suivant, le regard tombe sur les murs du Tabularium, formés de blocs massifs et noirâtres. Si je me retourne, je découvre la frise monumentale du temple d’Antonin et Faustine, et plus loin les trois arceaux énormes de la basilique de Constantin. La lumière du soleil déjà couché tombe à travers les larges crevasses que le temps a ouvertes dans leurs voûtes effondrées, et par ces crevasses l’œil aperçoit le jaune foncé d’un ciel ardent. Traversant l’aire immense du temple de Vénus et de Rome, dépassant les grandes colonnes de granit couchées sur le sol, j’avance jusqu’à ce que je me trouve en face du Colysée, qui ferme la scène. Quand on le contemple ainsi de profil dans le crépuscule, on dirait la carcasse d’un vaisseau qu’auraient fait échouer les âges. J’y entre. La nuit vient ; la lune se lève, elle frappe à ma gauche la grande muraille démantelée et les gradins à demi écroulés. Je fais le tour de ce vaste ovale, je regarde les étoiles à travers les ouvertures qui sont à ma droite. Ce côté est lugubre, la nuit l’enveloppe. Je marche parmi les blancheurs de la lune sous les arcades qui soutiennent les trois étages de débris. Entre les piliers massifs, l’œil distingue un champ de roseaux dans lequel s’élèvent d’autres ruines. Je monte à la partie supérieure du monument. À mes pieds, les cyprès du Cœlius étendent leur rideau noir ; le Palatin étale sa masse ténébreuse, d’où m’arrive le gémissement d’une chouette que je viens écouter seul chaque soir, interrompant à intervalles égaux le silence par un petit cri qui tombe dans l’abîme des siècles. C’est grand, — c’est Rome !


J.-J. AMPERE.