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étaient préalablement approuvées par l’aréopage, ce protecteur du culte, qui condamnait à mort Socrate et Anaxagore pour avoir nié ou expliqué trop hardiment ces dieux si ridicules et si malmenés par les poètes. Un tel phénomène, si on y réfléchit, reste inexplicable tant qu’on l’examine isolément. On recourrait vainement à l’inconséquence populaire pour s’en rendre compte ; une telle inconséquence serait trop grosse pour un peuple ingénieux, qui s’y serait livré pendant plusieurs siècles, sous des régimes très différées, en Sicile aussi bien que dans la péninsule, pendant les guerres et les révolutions qui ramènent aux pensées graves aussi bien que pendant le relâchement de la paix. Il y a autre chose là dedans qu’une inconséquence et une bizarrerie. Qu’y a-t-il donc ? Un travail double de la pensée, un sentiment instinctif, d’abord obscur et vague, plus clair ensuite, qui, parmi les mythes divers qui accablent la croyance, cherche à introduire une distinction, et à discerner ce qui a un sens moral de ce qui n’en a pas ou n’en a plus : premier germe de critique religieuse qui se manifeste par l’instinct public et par la hardiesse privilégiée des poètes avant de devenir l’effort persévérant et le travail fécond de la philosophie. C’est par là que la comédie grecque, dès son apparition, et même dans les élémens antérieurs qui la préparaient, prend une signification, et que le choix, en apparence inexplicable, de ses sujets et de ses personnages s’explique parfaitement : elle n’est autre chose que la révélation, sous une forme spéciale et populaire, d’un esprit qui était déjà dans la nation, et qui ne devait plus l’abandonner jusqu’à ce que toute cette mythologie fût détruite. C’est comme critique religieuse à son point de départ que la comédie s’associe dès lors, par une inspiration commune, à toutes les manifestations du même esprit, dans la philosophie, dans l’art et dans l’histoire, et qu’elle marche du même pas, et en passant par les mêmes stations, avec ces grandes forces de l’intelligence que la Grèce devait créer, et qui lui ont fait une place si exceptionnelle dans l’histoire de la civilisation européenne.

Cette double pensée de foi et de critique ressort de toute la tradition grecque, surtout si on l’interroge de préférence dans les grandes œuvres des premières époques, et c’est après s’être produite d’abord vaguement dans le peuple qu’elle est passée et s’est fixée ensuite dans la poésie. En effet, quoique les peuples se livrassent avec fureur à de certains cultes corrompus, il est évident que ceux-là n’étaient pas respectés à l’égal d’autres cultes plus purs dans leur tendance morale. Ceux qui expriment immédiatement les principes fondamentaux de la croyance nécessaire et universelle des hommes restent longtemps à l’abri de toute atteinte, et l’on pourrait dire qu’en réalité ils constituent seuls la religion avouée et incontestée,