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d’autant plus hardiment qu’il ne prévoyait pas les suites ; plus tard il s’arrêtera non moins effrayé que surpris, quand les philosophes viendront lui apprendre ce que lui-même a pensé le premier. Ainsi procède l’esprit humain en toutes choses : un esprit le pousse, et il est déjà bien loin quand il s’aperçoit du chemin qu’il a fait.

Mais ce n’est pas la philosophie raisonneuse qui sera la première interprète de ce jugement instinctif du sens commun des peuples. Elle n’existe pas encore ; sa langue abstraite n’est pas encore formée ; il faut auparavant donner un corps à la pensée publique, en la traduisant en images vivantes et bien caractérisées. C’est la poésie qui sera la première philosophie critique ; ce sera surtout l’épopée, qui n’est d’ailleurs que la tradition elle-même, mais remaniée par la main du génie. Or celui-ci ne manque pas d’y mettre son empreinte, son idée propre, et déjà par conséquent une sorte d’interprétation. Cela se voit au plus haut degré dans Homère. Nous avons dit que dans Homère il y a, lorsqu’il s’agit des dieux, deux sentimens et en quelque sorte deux styles. On connaît assez, on a assez souvent fait ressortir la grandeur et la beauté des images qu’il emploie, lorsque les dieux sont en scène dans leurs fonctions divines, comme incarnations du dogme et de la loi morale, comme providence qui veille, qui aide et qui punit : c’est le grand drame, c’est la religion homérique ; mais hors de là, lorsqu’il ne s’agit plus que de leurs légendes arbitraires, lorsqu’ils vivent entre eux dans l’Olympe, se querellent, se trompent, lorsqu’enfin ils sont découronnés de l’idée divine telle que la conscience humaine la reconnaît, alors il suffit de lire sans prévention pour sentir l’ironie, contenue sans doute, mais bien assez expressive, du grand poète. Alors la familiarité, presque la supériorité respire dans sa parole ; il n’adore plus, il sourit, il se contient et il juge. C’est ce qu’on peut appeler la comédie homérique ; toutes les conditions de la haute comédie s’y trouvent si bien, que si, dans les scènes de ce caractère, on remplaçait seulement les dieux par des personnages humains, en modifiant les circonstances accessoires et en laissant le fond, le dialogue et le style, on pourrait les transporter sur le théâtre comique, ou mieux encore en faire quelque chose comme l’Amphitryon. Ainsi l’idée critique se révèle déjà dans Homère, et elle s’y révèle par la comédie des dieux. Ajoutons cependant que la comédie humaine y germe aussi ; mais elle n’y a pour personnages que deux misérables, — l’un, Thersite, le démagogue envieux, lâche et bavard ; l’autre, Irus, le mendiant flatteur des riches qui le nourrissent et insulteur des autres pauvres ses pareils, qui font concurrence à sa mendicité. C’est là une chose à remarquer, le poète aristocratique ne montre l’élément comique que dans ces deux sortes de personnages, les dieux en tant que charnels