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n’auraient pas été déplacées dans la comédie de Ménandre. Nicias et Démosthène, quoique fort chargés encore, sont cependant des figures contrastées ; Chrémyle, enrichi tout à coup, et son ami Blepsidème, qui ne croit pas qu’on s’enrichisse si vite par des moyens honnêtes, donnent une scène de comédie véritable selon la moderne signification du mot. On pourrait indiquer d’autres traces de la transition. Il était impossible qu’il n’en fût pas ainsi ; la forme dramatique, par cela même qu’elle est, contient nécessairement des linéamens de caractères, des traits de réalité. On ne pourrait faire agir ensemble plusieurs personnages, même allégoriques, sans leur imprimer des différences d’esprit ou de volontés qui les distinguent et motivent leurs actions. Il serait donc étonnant qu’il ne fût point échappé à des génies si vifs et si faciles quelques-uns de ces traits plus délicats, de ces esquisses, vraies et poétiques tout à la fois, de la vie ordinaire prise sur le fait, et les spectateurs intelligens ne pouvaient manquer d’applaudir à ces premiers indices dans lesquels ils pressentaient aisément un genre nouveau, plus intéressant pour leur esprit mûri par l’observation. Ces applaudissemens, à leur tour, invitaient à chercher encore des effets semblables, et ainsi la comédie entrait insensiblement dans un nouveau domaine, tandis que l’ancien perdait, par comparaison, quelque chose de son attrait.

Qu’il se présentât alors un homme nouveau, un génie dans la génération naissante : combien devait-il être frappé de tout ce qui lui restait à faire ! Tout un monde de personnages, jusqu’alors murés dans leur vie privée, s’offraient à étaler sur le théâtre leurs secrètes folies, leurs travers, leurs préjugés, leurs calculs égoïstes, leurs inconséquences, leurs déceptions méritées. Déjà peut-être Théophraste était là qui en dépeignait d’avance toute une galerie, notait leurs gestes, leur démarche, leur façon de procéder en raison de leurs professions, de leur fortune, de leur tempérament, de leurs habitudes, de leurs intérêts. Cela devenait une philosophie animée, agissante, incorporée dans tous les originaux, les dupes, les flatteurs, les jeunes gens passionnés, les vieux avares, les superstitieux, les fanfarons, les hypocrites, qui jusqu’alors s’étaient promenés tranquillement sans crainte d’être analysés, et qui allaient voir tout leur être moral exposé à nu devant la foule. La comédie des mœurs privées, voilà ce qui voulait venir, et ce qui perçait déjà çà et là dans Aristophane. Les personnifications voulaient, devenir des personnes ; le « connais-toi toi-même » de la philosophie, cette maxime qui fut comme une illumination soudaine lorsqu’elle fut prononcée pour la première fois dans les écoles grecques, voulait enfin, après avoir accumulé déjà un grand nombre d’observations, les animer aussi à son tour et les propager sous la forme dramatique. Pour cela toutefois, il