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parlé plus haut). Ne me parlez plus, si vous m’aimez, ma mère, de noblesse à propos de tout. Ceux en qui la nature n’a mis aucune qualité qui leur soit personnelle se retranchent toujours là dedans, dans les monumens de leurs pères, dans leurs races : ils recomptent sans cesse leurs aïeux ; mais à quoi bon ? Il n’y a personne qui n’ait des aïeux, comment vivrait-on sans cela ? Si on ne peut pas les nommer, parce que l’émigration, l’abandon, le malheur, en ont effacé le souvenir, en est-on pour cela moins bien né que ceux qui peuvent nommer les leurs ? Celui dont la nature se porte à tout ce qui est bien, c’est celui-là, ma mère, qui est noble, fût-il né en Ethiopie. Un Scythe ! disent-ils, quelle horreur ! Eh ! mais, est-ce qu’Anacharsis n’était pas un Scythe ? »


Si la noblesse n’est plus rien, que sera la richesse ? N’en sera-t-on pas également désabusé ?


« Je croyais, moi, ô Phanias, que les riches, qui n’ont pas besoin d’emprunter, ne gémissaient point la nuit, ne se retournaient point sur leur couche en poussant des hélas ! mais qu’au contraire ils dormaient tranquillement d’un doux somme, et que les pauvres seuls passaient de mauvaises nuits ; mais je vois à présent que vous autres, qu’on appelle les heureux, vous faites absolument comme nous. La vie et la souffrance seraient-elles donc sœurs ? Si la vie est voluptueuse, le chagrin l’accompagne ; est-elle glorieuse, il la suit encore ; est-elle pauvre et souffreteuse, il vieillit avec elle ! »


Ce sentiment de compassion du pauvre pour le riche a quelque chose d’une bonté mélancolique qui se rencontre souvent dans Ménandre, et les riches sont animés de pensées du même genre.


« Vous parlez de richesse, mon père, c’est quelque chose de bien peu solide. Si vous étiez sûr que vos richesses vous resteront toujours, je vous dirais : Gardez-les bien, n’en faites part à personne, usez-en à votre guise. Mais si elles ne sont pas à vous, si vous ne les tenez que de la Fortune, pourquoi n’en feriez-vous pas jouir les autres aussi ? Peut-être va-t-elle bientôt vous les enlever toutes, et les faire passer à quelqu’un qui ne les mérite pas. Voilà pourquoi je vous dis : Aussi longtemps qu’elles sont en vos mains, usez-en noblement, mon père, pour vous-même d’abord, et ensuite en aidant à les autres, en enrichissant tous ceux que vous pourrez. Voilà ce qui ne meurt pas. Et puis, si vous tombez vous-même quelque jour dans l’infortune, elles vous reviendront par le même chemin. Mieux vaut mille fois un ami au grand jour que des trésors que vous auriez enfouis sous terre ! »


On voit ici la nuance épicurienne : il y a un intérêt bien entendu à faire le bien ; il y a de plus ce sentiment de l’instabilité des choses humaines partout répandu dans Ménandre. Néanmoins cela peut tenir au caractère donné aux interlocuteurs, car souvent aussi ces choses affectueuses et généreuses paraissent spontanées, et, dégagées de raisonnement, elles semblent s’échapper plus directement du cœur ;