Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la doctrine et du culte ? Tel est le spectacle que l’Allemagne nous donne en ce moment même. Une mission a été organisée aussi pour annoncer le christianisme, le christianisme exact, positif, au peuple innombrable des lettrés. Et ne croyez pas que ce soit une de ces entreprises bruyantes comme on en a vu chez nous après 1815, une entreprise encore plus politique que religieuse et destinée surtout à frapper les yeux des populations ; non, point de bruit, point de fracas ; on veut toucher les cœurs, on veut éclairer les esprits, on veut enfin jeter les semences du christianisme dans une terre où ces semences ont fructifié jadis et qu’un vent de mort a desséchée.

Eh quoi ! dira-t-on, est-il vrai que les choses en soient venues à ce point ? La réponse est facile. Rappelez-vous toutes les révolutions d’idées qui ont agité l’Allemagne depuis vingt ans et toutes les ruines qu’elles y ont faites. J’ai signalé souvent dans la littérature et les écoles philosophiques de nos voisins cette ardeur de haine, cette frénésie de destruction qui me semble un des événemens les plus considérables de l’histoire intellectuelle de ce temps-ci, et quelques personnes ont paru croire que j’attachais trop d’importance à une émeute ; les faits parlaient cependant assez haut. Avec leurs subtilités à outrance, des esprits impatiens avaient fini par réduire la philosophie en poussière, tandis qu’une exégèse raffinée, marchant sur les traces des penseurs illustres, était arrivée aussi à mettre le vide et le néant à la place, des traditions chrétiennes. Il y a plus d’un demi-siècle que ce travail de décomposition a commencé ; nous l’avons vu produire ses conséquences dernières, et l’on sait trop quelle fut alors la situation de cette grande Allemagne considérée comme le foyer des contemplations spiritualistes. Nus, dépouillés, déshérités du trésor des traditions, les représentans de la philosophie étaient allés rejoindre ces hommes primitifs à qui manquent les élémens de toute religion et de toute morale. La civilisation matérielle était splendide et s’embellissait de jour en jour ; si l’on regardait au fond des choses, on n’apercevait que le néant. Ce mot même, le néant, le rien, das Nichts, était devenu comme le symbole du siècle. Jamais on ne l’avait employé de cette façon. Jamais formule n’avait été ainsi répétée, invoquée, adorée. On en faisait une sorte d’affirmation, c’était une puissance mystérieuse, c’était le dieu des esprits qui ne voulaient plus s’incliner devant les idoles. — Je ne me suis attaché à rien, disait Goethe dans l’une de ses plus charmantes chansons, je n’ai fondé ma fortune sur rien, et depuis ce jour-là le monde entier est à moi. — Il n’y avait là, je le sais, qu’une strophe vive et joyeuse, un commentaire humoristique du vanitas vanitatum ; ce fut bientôt le principe d’une science nouvelle. Les travaux de l’exégèse avaient rendu le christianisme impossible, la philosophie s’était détruite elle-même, les jeunes hégéliens se glorifiaient d’avoir dissous à jamais