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ne sais quelles incartades démagogiques, et il s’apprête à divorcer avec Mme Fischmann, parce que l’excellente femme est incapable de suivre son glorieux époux dans la querelle de la transcendance et de l’immanence. Le plus original de tous ces personnages est un certain Eberhard, musicien habile et enthousiaste, mais d’une singulière indifférence philosophique, indifférence tour à tour ironique ou bourrue qui réjouit fort ses amis chaque fois qu’elle ne les déconcerte pas. On l’a surnommé la substance, d’après la formule hégélienne. La substance, dans la Logique de Hegel, c’est Dieu sous sa forme première, c’est le Dieu indéterminé d’où sortiront, les innombrables manifestations de la vie, et qui ne se connaîtra lui-même qu’à la fin de cette longue évolution cosmogonique. Tel est le rôle d’Eberhard, — esprit indéterminé, puissance qui n’est pas encore en acte. Prenez garde : sous ce rôle et ce nom bizarrement pédantesques, Eberhard cache peut-être l’intention de pousser à leurs derniers excès les doctrines de ses amis. Cette indifférence lui est un moyen commode de conserver sa liberté et de distribuer à droite et à gauche des sarcasmes amers ou de sages avertissemens. Or, en attendant que la substance brise son enveloppe, Eberhard n’est pas le moins sinistre discoureur de la bande, et la pauvre Elisabeth éprouvera autant d’aversion pour lui que pour l’impur Falstaff ou le violent Schwaeberlein.

Elle est là en effet, la douce et charmante femme ! Au milieu de ce club d’athées, au milieu de ces conversations malsaines, elle passe et repasse, pure, noble, élégante, ne se doutant d’abord de rien et comme éblouie par l’amour qu’elle a voué à Robert. L’entretien cynique, la dissertation impie se taisent à son approche. Tout cela est indiqué avec beaucoup de force et de poésie. Vous le voyez, il ne s’agit encore que d’idées et de systèmes ; c’est un roman abstrait, c’est une peinture philosophique, et déjà nous sommes émus comme si le drame eût éclaté. Quand je vois Elisabeth toute dévouée à son amour, tout heureuse de l’existence nouvelle qui lui est faite, et que j’entends les amis de Hubert discuter avec lui l’éducation de sa compagne, je tremble, je souffre… L’oserai je dire ? elle me rappelle, cette calme et sereine apparition, elle me rappelle Clarisse Harlowe dans l’infâme maison où Lovelace l’a conduite.

Oui, c’est une question qui s’agite dans le club des hégéliens : Robert doit-il révéler à Elisabeth le secret de la vérité nouvelle ? Doit-il lui révéler qu’il n’y a pas de Dieu supérieur à l’homme, que Dieu est en nous, dans notre esprit, dans nos cœurs, dans nos passions, dans nos instincts, et non plus dans ce paradis étoile que rêvait le moyen âge ? Doit-il lui révéler que la science a détruit l’idée du paradis, comme l’hégélianisme a détruit l’idée d’un Dieu personnel ? Faut-il qu’il lui explique le Γνώτι σεαυόν des hégéliens : sache enfin que tu es