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hardie cachée sous l’insouciance du fou, lui jette-t-il en riant les avertissemens les plus expressifs ; Robert est infatué, Robert ne voit rien et ne comprend rien. Les choses sont pourtant assez claires. Parmi les virtuoses de la troupe philosophique, le plus brillant est le jeune peintre dont je parlais tout à l’heure. Il est beau, spirituel, enthousiaste, et il a un merveilleux sentiment des arts. Robert, qui l’avait rencontré a Rome, a été tout heureux de le retrouver en Allemagne et de l’enrôler dans sa bande, C’est lui-même qui a présenté Bertram à Elisabeth, et Bertram, frappé de la ressemblance de la jeune femme avec une madone du Pérugin qui était l’objet de son culte, a été tout d’abord ébloui par cette apparition charmante. Cette ardeur ne déplaît pas à Hubert ; il aime Bertram comme son disciple, il le façonne à ses idées, il lui enseigne la philosophie nouvelle, il lui explique le secret de ses naïves émotions. Bertram ne faisait que passer en touriste ; Robert n’a pas de peine à le retenir, et le brillant peintre devient le héros des soirées dramatiques du philosophe. Il est tour à tour Hémon dans l’Antigone de Sophocle, Roméo dans le drame de Shakspeare, Ottavio dans le Don Juan de Mozart. Quel feu ! quelle grâce ! quelle noblesse ! Les femmes se disputent l’honneur de jouer avec lui Antigone, ou Juliette, ou Anna. La belle cantatrice mariée au théologien panthéiste oublie bien vite son docte mari pour l’élégant virtuose. Madeleine elle-même, tout occupée qu’elle est de pousser le professeur Fischmann au divorce pour se faire épouser par lui, Madeleine semble n’ambitionner que les suffrages de Bertram. Au milieu de toutes ces intrigues qui amènent tour à tour d’ingénieux et dramatiques épisodes, l’amour de Bertram pour Elisabeth va grandissant toujours.

Que devient cependant Elisabeth ? Hélas ! les leçons de Robert ont déjà porté de tristes fruits. Obligée de défendre sans cesse ses croyances contre les argumens du philosophe, Elisabeth a senti diminuer d’heure en heure cette confiance mêlée d’admiration et d’amour que Robert lui inspirait jadis. Le temps est loin où elle exprimait si chaleureusement dans son journal à Léonore la plénitude de son bonheur ! Elle était forte, disait-elle ; elle s’avançait avec sûreté dans la vie ; elle se sentait soutenue par un cœur dévoué et par une intelligence d’élite. Tout cela s’est évanoui pour toujours. Le rude pasteur avait-il donc raison de proscrire si brutalement l’amour de la poésie ? Non, Bertram est passionné pour les arts, et jamais Bertram n’a offensé les croyances d’Elisabeth. Bertram pense comme elle, Bertram partage ses goûts poétiques et ses espérances religieuses : les douces paroles de Bertram sont pour elle une consolation dont elle ne saurait se passer ; mais quel péril en même temps ! Elisabeth ne l’ignore pas. Si elle avait adopté les principes de son mari, elle n’appartiendrait plus à Robert. Ces croyances chrétiennes