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de toute une partie de la société allemande, il les a vues de près, il en a été ému et irrité, peut-être en a-t-il souffert lui-même. Deux inspirations dominent son récit, tantôt l’ardeur d’un zèle apostolique, tantôt la colore d’une satire à qui toutes les armes sont bonnes, indignation ou bouffonnerie. Sous l’une ou l’autre forme, la passion est toujours là, ardente et amère, généreuse et violente, et il semble vraiment qu’à côté des paroles enflammées du missionnaire on entende ça et là le cri d’une vengeance personnelle. Cette passion qui fait lire ce livre avec une curiosité avide, en dépit de la longueur et de la monotonie, affaiblira inévitablement l’effet moral de la peinture. N’était-ce pas assez de votre indignation d’honnête homme et de vos religieuses ferveurs ? Pourquoi ces épisodes qui ressemblent aux commérages d’une petite ville ? pourquoi ces chapitres empruntés à la chronique scandaleuse des universités ? Ce théologien marié à une chanteuse, puis bientôt abandonné par elle, tous vos lecteurs l’ont facilement reconnu, et croyez-vous qu’il vous fût permis de le livrer à ces railleries suspectes au moment même où ses récens écrits nous révèlent de si nobles luttes intérieures, de si ferventes aspirations vers le vrai ? Certes, quels que soient les disséminions profonds qui me séparent de lui, quelles que soient aussi les colères que son nom seul soulève, je n’hésite pas à dire que le biographe de Schubart et surtout l’auteur si pathétique de Christian Maerklin[1] a été plus fidèle que vous, dans ces deux livres, aux devoirs de la charité, aux prescriptions de l’esprit évangélique. Convenait-il aussi d’introduire d’une façon si irrespectueuse, quoique dans un épisode rapide, la figure douce et vénérée de Justinus Kerner ? Chacun a le droit de juger les vers du brillant poète, chacun peut donner son avis sur le mysticisme du docteur illuminé qui a écrit la Visionnaire de Prevorst ; le placer dans ce tableau avec tant d’irrévérence et de dédain, c’est plus qu’une indiscrétion de mauvais goût. L’auteur a eu beau sacrifier dès les premières pages de son livre le pasteur intolérant et fanatique avec lequel il ne veut pas qu’on puisse le confondre ; il oublie ici les promesses de son premier chapitre, et comment ne craint-il pas d’encourir la réprobation si juste qu’il lance lui-même à ce malencontreux sermonneur ?

Il faut que les beautés de ce roman soient d’une valeur sérieuse pour racheter de pareilles fautes. Ce sont en effet de rares beautés, et partout où l’inspiration est sincèrement chrétienne, partout où la satire et le pamphlet disparaissent, l’impression que laisse le récit est aussi saine que profonde. Le caractère d’Elisabeth est tracé de main de maître ; Robert, en maintes parties, est d’une effrayante vérité. On

  1. Voyez, sur le Christian Maerklin de M. Strauss, la Revue du 15 août 1853.