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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1319

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s’est demandé si ce n’était pas une femme qui avait écrit ce livre ; une femme seule, pensait-on, avait pu lire ainsi dans le cœur de la touchante héroïne, analyser avec tant de sûreté les troubles de son âme, les peindre d’une main si délicate et si tendre. Mais quelle femme aurait décrit avec cette précision les systèmes, les fantaisies, les aberrations de la jeune école hégélienne ? Si le portrait d’Elisabeth semblait indiquer la main d’une femme, le portrait de Robert révélait un homme parfaitement initié à tous les secrets de la vie intellectuelle de l’Allemagne. Ces incertitudes de la critique sont le meilleur éloge de l’écrivain anonyme. J’ai dit qu’Elisabeth et Robert sont une personnification de la pensée allemande pendant la crise qu’elle vient de subir, et dont elle parait se débarrasser chaque jour : d’un côté, le paroxysme de l’esprit, les subtilités d’une dialectique en délire, les tentatives grotesquement impies d’une intelligence qui a perdu sa voie, et qui, justifiant le mot de Pascal, veut faire l’ange et fait la bête ; de l’autre, le souvenir des traditions élevées, puis des défaillances subites, une folie passagère, et finalement le retour à ce spiritualisme religieux qui est le fond même du génie germanique. Ce livre restera donc comme le témoignage vrai d’une période tout entière ; on y chercher à un jour, dessinée en traits expressifs, l’Allemagne des hégéliens.

Quelques personnes ont paru regretter l’espèce de patronage accordé à cette publication par le chef de la Mission intérieure. Ce philosophe, ce chrétien, cet apôtre qui a déjà transformé en d’honnêtes gens des milliers de malheureux arrachés aux conseils de la misère ou à l’atmosphère des cachots, est-ce bien à lui de jeter ainsi ses auxiliaires au milieu des batailles de la littérature ? Ne saurait-il employer d’une manière plus efficace et moins bruyante le zèle des hommes qui se pressent autour de lui ? Il m’est impossible de partager ce scrupule. Ce sont les personnalités irritantes qu’il faut blâmer, ce n’est pas l’étude et la peinture du vice. La profonde maladie morale dont l’auteur anonyme a décrit si exactement la marche et les progrès a longtemps ravagé l’Allemagne ; il ne sert de rien de vouloir la dérober aux regards. L’imagination grandit en se mesurant avec ces grands sujets ; l’art s’ennoblit et s’épure en se proposant une action bienfaisante. Que le romancier continue donc cette courageuse enquête sur ce qu’il y a de plus intime dans la vie morale de son siècle, et surtout qu’il n’oublie jamais les lois de la charité. Des critiques lui ayant reproché de n’avoir pas placé dans son œuvre quelque grande figure de chrétien : « J’ai fait mieux, répond-il fièrement, j’y ai placé l’âme du Christ ! » Je n’admets pas l’apologie, mais j’accepte la promesse ; puisse l’auteur la réaliser dans ses prochains tableaux !