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D’ailleurs en aucun temps, ni en aucun pays, l’homme n’a été condamné à tirer lui-même et directement du sol la subsistance qui lui est nécessaire. Pour l’obtenir, il a d’autres moyens que la culture ; il a l’industrie, il a le commerce, il a les échanges. Telle colonie de l’antiquité, comme Tyr et Sidon, telle république du moyen âge, comme Venise et Gênes, n’ont possédé qu’un territoire insignifiant et n’en ont pas moins défrayé avec magnificence les besoins de leurs populations. De nos jours, l’Angleterre est appelée à renouveler le spectacle d’une existence analogue. Quand elle a vu que son sol ne pouvait lui suffire, ou ne défrayait ses besoins qu’à titre onéreux, elle s’est ménagé des greniers d’abondance sur tous les points du globe où la convenance a conduit ses vaisseaux. En échange, elle a répandu au dehors les fruits de son activité et les trésors de son industrie. La condition de ses populations a-t-elle empiré pour cela ? Au contraire elle s’est améliorée et tend à s’améliorer chaque jour, tant il est vrai que le bien-être d’un peuple ne correspond ni à la superficie qu’il occupe ni aux produits alimentaires qu’il en tire.

S’il en est ainsi, pourquoi ce tocsin d’alarme que Malthus fit retentir au commencement de ce siècle, et qu’aucun fait n’a justifié depuis lors ? Pourquoi après lui des hommes comme M. John Stuart Mill s’appuient-ils sur des assertions dénuées de preuves et des calculs dépourvus de solidité ? Pourquoi cette opiniâtreté dans un système dont la base s’écroule dès qu’on cherche à s’y appuyer, qui ne satisfait ni le cœur ni l’esprit, se refuse à une définition précise et ressemble à l’un de ces épouvantails à l’aide desquels on agit sur l’imagination des enfans ? Malthus et ses disciples se prévalent de quelques misères dont les populations agglomérées offrent le spectacle, et qui proviennent d’une trop rapide multiplication. C’est là leur grand argument et leur seule preuve. Hélas ! la misère est de tous les temps et de tous les lieux ; quelque part que l’on soit, on la subit ; quelque part que l’on aille, on la retrouve. Les pays déserts n’en sont pas plus exempts que les pays populeux, et pour s’en convaincre il suffit de jeter un regard sur le globe. Ce n’est pas dans les contrées où la population est surabondante que l’homme dévore son semblable, qu’il se nourrit d’argile, d’écorces d’arbre, de mousse, de baies et de débris d’animaux. Il y a mieux : la misère, le besoin, sont essentiellement relatifs, et tel être serait misérable avec ce qui ferait la richesse d’un autre. C’est là une loi d’ordre éternel ; à côté d’une jouissance Dieu a placé une privation, et près d’un désir satisfait un désir inassouvi.

Que Malthus et ses partisans renoncent donc à cette prétention de se substituer à la Providence ; elle a un œil plus pénétrant que le leur et veille sur le monde avec une sollicitude supérieure à tous leurs