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Passant ensuite à ce qui regardait l’alliance française, M. Gladstone disait : « Supposons, par exemple, que le comité fasse des questions sur le moment où on a entrepris l’expédition, ou le peu de renseignemens qu’on avait pris avant de la faire. Est-ce que ces deux cas concernent l’armée anglaise seulement ? Est-ce que les Français sont partis plus tôt que les Anglais ? Savez-vous à quelle époque l’artillerie de siège des Français a quitté Toulon ? Autre chose. Le comité fera-t-il des questions sur l’état de la route de Balaklava ? Demandera-t-il pourquoi elle n’a pas été faite ? On lui répondra : Il n’y avait pas assez de bras. Mais pourquoi ? Parce que les hommes étaient aux tranchées. Mais pourquoi y étaient-ils tous ? Parce que les tranchées avaient telle ou telle étendue. Mais pourquoi ? Parce qu’elles étaient divisées par moitié entre les Anglais et les Français. Voilà ce qu’on répondra. J’espère qu’on ne croira pas que je veuille insinuer aucun doute sur la disposition de nos braves alliés à prêter leur aide à nos généraux ; mais les Français, de leur côté, diront qu’ils sont les maîtres de leurs affaires, et il n’y a pas de comité qui osera y mettre le nez. Si vous ne poussez pas l’enquête jusque-là, elle sera une dérision, et si vous la poursuivez, vous entrerez forcément dans l’examen des plus intimes rapports des deux années… »

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que M. Gladstone est passé maître dans l’art des subtilités et des insinuations, et qu’il s’abandonnait lui-même, en cette occasion, à la pente dangereuse sur laquelle il craignait de voir glisser les autres. C’était du reste un avertissement de plus pour la chambre ; mais la chambre, elle aussi, suivait la pente. Un homme qui par l’originalité et souvent la crudité de ses saillies remplit dans le parlement anglais le rôle de Diogène, M. Drummond, vint à la rescousse de l’enquête : « J’avoue, dit-il, que parmi toutes les difficultés que présente l’intelligence de ce qui se passe dans cette chambre, il en est une qui me tourmente particulièrement : c’est que je ne sais pas au juste quelle langue nous parlons. J’avais cru jusqu’à présent que nous parlions dans un certain dialecte de la langue anglaise ; mais quand, après que dans l’honnête simplicité de mon esprit j’ai voté pour l’enquête, on vient me démontrer que j’ai voulu dire autre chose, je confesse que je n’y comprends plus rien… Je vois bien que les honorables membres dépensent beaucoup d’éloquence à faire mutuellement leur panégyrique ; mais quand on parle de notre armée anéantie, je ne vois pas une larme… Voilà trois ministres qui s’en vont sans s’inquiéter de l’état dans lequel ils laissent les affaires ; c’est comme les domestiques quand le feu est à la maison. Jacques ne veut pas venir sans Tom, ni Jean sans Pierre, et la maison brûle… Qu’aurait-on dit, dans le temps où étions les rivaux de la France, si on avait pensé qu’un jour viendrait où dix mille Anglais porteraient des uniformes