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français et recevraient de la charité des Français dix mille rations de viande ?… Je ne veux certes pas exciter du johnbullisme ou des sentimens d’aigreur contre les Français, mais enfin il faut que nous sachions si notre gouvernement s’est embarqué dans une entreprise commune avec une puissance étrangère sans faire part égale. Nous avons bien le droit de faire une enquête sur la conduite de notre propre gouvernement, et nous la demandons. »

L’enquête fut encore appuyée par M. Laing, le directeur du chemin de Brighton, qui venait de refuser d’entrer dans l’administration. « Il est effrayant, dit-il, de voir la débâcle générale de notre organisation militaire. Où en serions-nous si au lieu de la Russie nous avions eu affaire à la France, si le jeune et nouvel empire s’était tourné contre nous, si cent mille Français avaient été jetés sur nos côtes, et si nous avions dû les combattre avec une pareille organisation, avec de pareils généraux, avec un pareil état-major ! L’orgueil de l’Angleterre est profondément blessé de la figure que nous avons faite dans cette guerre… Je puis affirmer à la chambre qu’il fermente dans le pays une agitation avec laquelle il ne faut pas jouer. Je regrette de dire qu’il y a au dehors des élémens presque révolutionnaires que l’on pourra encore conjurer avec de la sagesse, mais qui, si on persiste dans le même système, pousseront rapidement le pays à des extrémités que je tremble d’envisager… »

Lord Palmerston, nous l’avons dit, avait abandonné la partie. Au lieu de mener la majorité, c’était lui désormais qui la suivait ; il reconnaissait tous les inconvéniens et tous les dangers de l’enquête, « mais, disait-il, je vois que le pays a ramassé la question et l’entend d’une autre manière que la chambre… Quelques dangers que présente l’enquête, il y aurait un danger plus grand : ce serait que par suite de la dislocation des partis, le pays donnât le triste spectacle de son impuissance à former un gouvernement… »

Le comité d’enquête fut donc nommé, et la transaction faite entre le gouvernement et la chambre consista en ce que la liste des onze commissaires fut dressée d’un commun accord. Après cette épreuve, il était clair que lord Palmerston n’était pas parfaitement à la hauteur du rôle que lui avait assigné l’opinion publique. Le pays et la chambre demandaient à grands cris un gouvernement, on entendait répéter partout : « Il faut un homme, we want a man, » et l’homme dans les mains duquel le flot populaire jetait le pouvoir était le premier à le laisser échapper. Ce fut une erreur grave, irréparable ; la chambre, au fond, ne demandait pas mieux que d’avoir la main forcée. En pareille occasion, Peel aurait montré un autre caractère ; il avait plus d’une fois su contraindre une majorité rebelle à se soumettre à la nécessité, et M. Gladstone lui-même, avec moins