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n’est point douteux. Que M. Sainte-Beuve même dans ses jugemens ait éveillé des susceptibilités, cela se peut encore : ces susceptibilités ont leurs droits, comme la critique a les siens avec ses responsabilités. Ce qu’il est plus difficile d’admettre, ce qu’on ne peut accepter, c’est qu’un homme choisi par une académie savante, désigné par le Collége de France lui-même, investi par le gouvernement du titre de professeur, puisse tomber sous la juridiction de ceux qui, après tout, ne vont sans doute à un cours public que pour recevoir des enseignemens. M. Sainte-Beuve en a appelé avec grande raison de ce jugement sommaire, et probablement trop peu littéraire, en publiant sa première leçon. C’est moins encore une étude sur la poésie latine qu’un discours d’inauguration où il rappelle le nom de ses prédécesseurs, tracant de fins et piquans portraits comme celui de Passerat, promettant même d’être au besoin vif et passionné à l’occasion d’une image poétique de Virgile, d’Apollonius de Rhodes ou d’Homère. Rien n’était plus instructif que de voir un esprit dont le secours n’a point manqué à toutes les tentatives contemporaines venir à son tour interpréter et commenter l’antiquité, rapprocher les inspirations, faire jaillir des lumières nouvelles de l’étude comparée des littératures. Cette œuvre sera-t-elle interrompue aujourd’hui ? Cette petite tempête s’apaisera-t-elle tout naturellement au contraire devant le talent et le savoir du professeur ? Ce serait sans nul doute le meilleur dénomment d’une question où nous ne pouvons voir, pour notre part, que l’inviolabilité de renseignement littéraire, très supérieure à quelques vivacités de jeunesse, et qui devrait du moins rester intacte dans les hasards de nos transformations politiques.

Ces transformations sont par elles-mêmes un sujet permanent de méditation et d’étude. Résumé tragique et puissant de notre existence sociale, elles deviennent le thème de l’esprit littéraire indépendant et libre. Soit qu’on les raconte en témoin encore ému et intéressé, en contemporain qui se souvient, qui a connu les choses et les hommes, soit qu’on en retrace le tableau en dehors de toute donnée personnelle, c’est toujours l’histoire sous une forme différente. Seulement celui qui a été mélé à une époque, qui a vécu de sa vie, saura à chaque instant rectifier les faits par ses impressions intimes et donner à ses peintures ou à son récit une couleur plus animée, un trait plus saisissant. Il mêlera le vit et piquant intérêt de la réminiscence à la gravité de l’histoire. Ainsi a fait M. Villemain dans ses Souvenirs contemporains d’histoire et de littérature. Déjà, dans la première partie de son ouvrage, l’auteur s’était un peu servi de M. de Narbonne pour scruter plus familièrement quelques-uns des secrets de l’empire dans sa grandeur et dans son déclin. Aujourd’hui c’est le dernier, le suprême dénoûment qu’il raconte, l’effort désespéré de Napoléon pour reconquérir sa puissance par cette merveilleuse, effrayante et inutile tentative des cent-jours. Non pas que M. Villemain ait été des cette époque mélé à la vie politique ; il a assisté obscurément à ce drame de trois mois de l’histoire contemporaine, il l’a vu se dérouler et en a suivi les scènes précipitées jour par jour. Et quel drame que celui qui commence par le retour de l’île d’Elbe pour finir à Waterloo, ou mieux encore sur le Bellerophon emportant Napoléon vers Sainte-Hélène ! Le débarquement au golfe Juan, l’inquiétude universelle mélée d’une secrète admiration, la déroute de la monarchie des Bourbons et les détections qui se