Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/239

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

empêcherait la flotte romaine de le gêner ; il croyait aussi n’être pas aperçu, attendu qu’il avait choisi pour son embarquement une petite baie éloignée de la ville de deux lieues, et qui s’appelait la baie de Khelœ. Il avait profité de la nuit pour y faire transporter par terre une partie de ses canots à bras d’hommes ou à dos de mulets, de sorte qu’il espérait aller et revenir avant que les Romains eussent découvert son dessein : lui-même voulait présider à l’opération du passage et montait un des premiers canots ; mais rien n’échappait à la vigilance du patrice Bonus. À peine les rameurs slaves commencèrent-ils à prendre le large, que la flotte romaine accourut malgré le vent contraire et s’interposa entre la rive occidentale du Bosphore et les canots barbares. Tous ceux qui se trouvaient déjà un peu loin en mer furent culbutés ; les autres rétrogradèrent prudemment, et celui qui portait le kha-kan fut du nombre. Humilié, irrité, ne rêvant que vengeance, le chef avar retourna devant la ville, tandis que les mariniers slaves retiraient leurs nacelles sur le sable. Les assiégés, l’ayant aperçu qui passait à cheval près de leurs murs, donnant des ordres pour activer les travaux du siège, lui envoyèrent par bravade un cadeau de vin et de gibier. Sur quoi un barbare nommé Ermitzis, le second en dignité après lui, s’approcha d’une des portes et cria d’une voix haute aux assiégés : « Romains, vous avez commis une action abominable en tuant trois hommes qui avaient soupe hier avec le kha-kan, en lui envoyant la tête d’un de ses convives avec un autre tout mutilé ; aussi le kha-kan est-il très irrité contre vous. — Tant mieux ! répondirent les assiégés ; nous nous soucions fort peu de ce qu’il en pense. »

Le kha-kan tomba dans une véritable folie de colère : il menaçait l’ennemi, il menaçait les siens ; il passait d’une résolution violente à une plus violente encore. Enfin il arrêta son esprit sur un projet qui pouvait réussir, -mais demandait avant tout un grand secret. Il s’agissait d’opérer, dès la nuit suivante, une surprise sur la partie de la ville voisine de Blakhernes et du port, au moyen de la flotte que monteraient des soldats slavons, et qui se trouvait de nouveau concentrée dans les eaux du Barbyssus. Des feux allumés sur les hauteurs de Blakhernes devaient donner le signal du départ, et tandis que l’attaque portée du côté de la mer attirerait la garrnison de Constantinople, le kha-kan profiterait du désarroi pour escalader la muraille du côté de la terre. Le succès de cette combinaison ne lui paraissait point douteux. Il en fit donc faire les préparatifs activement, mais avec mystère. Toutefois le mystère ne pouvait pas être bien grand sous les yeux de la population romaine, où tout individu considérait comme un devoir de se faire l’espion de la ville : le moindre mouvement de l’ennemi, la moindre disposition, étaient observés, commentés,