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La Perse était abattue, la croix relevée et reconquise ; Héraclius avait accompli un des plus grands actes de l’histoire romaine et de l’histoire chrétienne. Son passage par l’Arménie et l’Asie-Mineure pour retourner à Constantinople ne fut qu’un long triomphe qui devait s’achever dans l’église de Sainte-Sophie. Le sénat, le clergé, la ville entière vinrent au-devant de lui, à travers le Bosphore, jusqu’à Chrysopolis, dans des milliers de barques pavoisées. Il alla débarquer au faubourg de Sykes le 14 septembre 628, et s’achemina de là vers la Porte d’Or et la rue des Triomphateurs. Il était monté sur un char que traînaient quatre éléphans blancs, et on portait respectueusement devant lui la sainte croix à l’ombre de laquelle il avait voulu triompher. Constantinople ne fut jamais ni si belle ni si joyeuse ; ce n’étaient partout que tapis magnifiques, cierges allumés, verdure et fleurs. Chaque habitant tenait dans sa main une branche d’olivier ou une palme, et le chant des hymnes et des psaumes, mêlé aux instrumens de musique, n’était interrompu que par les acclamations de la foule. Dieu voulut qu’une angoisse mortelle vînt serrer le cœur du triomphateur au milieu des enivremens de sa gloire. Quand il revit sa famille, deux fils et deux filles qu’il avait laissés pleins de vie manquèrent à ses embrassemens : il le savait, mais sa douleur en fut renouvelée. Voulant restituer lui-même aux saints lieux leur plus vénérable trésor, il partit pour Jérusalem aux premiers jours du printemps. Là, au milieu du concours de tous les chrétiens de la Syrie et de l’Egypte, il monta le Calvaire, portant la croix sur ses épaules et suivant le chemin qu’avait parcouru le Sauveur dans sa passion. Avant de déposer de nouveau à l’église de la Résurrection la sainte relique recouvrée, l’évêque de Jérusalem constata qu’elle était intacte, que l’étui. d’argent, dont il avait gardé la clé, ne présentait aucune fracture, que le sceau épiscopal avait même été respecté. L’admiration pour Héraclius s’éleva à un tel point, que les poètes grecs, ne trouvant aucun homme à lui comparer, le comparèrent à Dieu, qui, après avoir manifesté sa puissance créatrice dans l’œuvre des six jours, s’était reposé le septième, de même qu’Héraclius, après six campagnes glorieuses, venait se reposer dans son triomphe ; un tel rapprochement, qu’en tout autre temps on eût justement taxé d’impiété, fit la matière d’un poème grec alors fort applaudi. La chrétienté jusqu’à ses limites les plus reculées ressentit quelque chose de cet entraînement des âmes pour Héraclius. Le roi des Franks, Dagobert, fils de Chlothaire II, qui était aussi un grand roi et un fervent chrétien, voulut le féliciter de ses victoires, et lui envoya une ambassade solennelle.

Héraclius avait trop de bonheur et de gloire ; la philosophie païenne l’eût averti de trembler, et en effet le malheur et la honte étaient