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Lorsqu’enfin la nouvelle fut apportée au palais Corvini par les bruits publics, on ne remarqua pas le moindre signe d’émotion sur les traits d’Elena. La conversation eut son cours ordinaire autour de la table à thé. Orazio seul crut voir quelques symptômes précurseurs d’une tempête sur ce noble visage, où la nature avait imprimé le sceau dont elle marque ses chefs-d’œuvre. Quand minuit sonna, il souhaita le bonsoir à la comtesse avec un accent de tendre pitié qui la fit rougir, et pendant ce court moment où il s’oubliait lui-même, il avait pris, sans y songer, une place meilleure dans l’amitié de la dame. Ce soir-là don Cicillo, pour qui ces nuances étaient de l’hébreu, rentrait glorieux dans le sein de sa famille, comme nous l’avons raconté au début de cette histoire. Il s’endormit soigneusement enveloppé dans ses couvertures par Gennariella, et rêva jusqu’au matin à ses vaines prérogatives de factotum et de secrétaire intime.

II.

Le lendemain, vers onze heures de France, lorsque le bon Francesco revint au palais Corvini, l’orage avait éclaté. Aux coups répétés de la sonnette, les valets parcouraient les escaliers, et les deux femmes de chambre perdaient la téte. La comtesse avait une attaque de nerfs, le cuisinier profita du désordre pour supprimer le déjeuner, et don Cicillo, mourant de faim, ne trouva que du chocolat de la veille. Il en buvait une tasse à la hâte, quand on vint lui dire que madame le demandait. Il courut fort troublé jusqu’à la chambre à coucher. Elena, en peignoir du matin, se promenait de long en large avec une agitation fiévreuse.

Caro Francesco, dit-elle, j’attends de vous un service important. L’affaire est sérieuse. Il y va de ma vie, entendez-vous ?

— Bonté divine ! s’écria don Cicillo, qu’avez-vous donc, comtesse ?

— J’ai besoin d’un ami dévoué, sûr et discret, non de cette discrétion banale qui consiste à garder fidèlement le dépôt d’une confidence, mais de celle, au contraire, qui n’oblige à révéler aucun secret. Ne m’interrogez donc pas, ne cherchez point de sens caché dans mes paroles. Je veux un serviteur aveugle, une obéissance passive, comme celle du jésuite envers son supérieur. J’avais d’abord pensé au marquis Orazio…

— De grâce, comtesse, interrompit Francesco, employez-moi. Disposez de moi. Ne doutez point de mon zèle. Je vous obéirai.

— Très bien, mon ami. Vous savez que je suis brouillée avec le chevalier San-Caio.

— J’ai cru remarquer, en effet, que ses visites étaient moins fréquentes.