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Virginius et d’Icilius n’avaient pas manqué de répandre la véritable histoire de la passion et de la perfidie d’Appius.. Celui-ci, froidement, lentement, comme un juge impassible, discute la question, cachant sous une impartialité feinte le feu violent qui le tourmente. Il déclare ignorer où est la vérité. Dans l’absence de preuves, il suspendra son jugement; mais en attendant que le fait soit éclairci, la présomption est pour le maître qui réclame son esclave, et Virginie restera au pouvoir de Claudius, On attendra Virginius. S’il parvient à prouver sa paternité et l’ingénuité de Virginie, elle lui sera rendue. Icilius et le peuple entier voient la ruse infâme; avant le retour de Virginius, Virginie aura été livrée. Le jeune Romain s’élance au pied du tribunal, il élève la voix contre cette odieuse décision, contre cette tyrannie qui prétend disposer de la personne des femmes romaines; ces époux, ces pères qui l’environnent le soutiennent de leurs cris, de leurs menaces; mais les licteurs sont là, la majesté du tribunal, l’apparence du droit contiennent encore la multitude. Et puis le camp est proche, — à cette époque il n’était jamais éloigné de Rome, — Virginius n’a que quelques milles à franchir, il reviendra réclamer sa fille. La multitude ignore qu’Appius a envoyé pendant la nuit l’ordre de ne pas accorder de congé à Virginius. Heureusement l’honnête amour d’Icilius a été plus prompt que la passion brutale d’Appius : Virginius, averti à temps, a pu partir avant que l’ordre donné pour le retenir fût arrivé, et déjà il approche du Forum, où le peuple est rassemblé depuis le matin plein d’attente et d’anxiété.

Alors on voit un spectacle qui émeut tous les cœurs. Virginius entre dans le Forum tout souillé de poussière; sa fille, couverte de vêtemens usés pour exciter le peuple à la commisération, s’avance suivie de quelques femmes et de nombreux amis. Virginius et Icilius parcourent le Forum, ils supplient et adjurent tous les citoyens; les femmes pleurent en silence. Appius, avec l’obstination indomptable de sa caste et de sa famille, donne la parole à Claudius et se hâte de lui adjuger Virginie. L’étonnement de cette atrocité tient d’abord toutes les bouches muettes. Claudius veut profiter de ce moment de stupeur; il s’avance pour saisir Virginie au milieu du groupe de femmes qui l’entourent; elles jettent des cris lamentables. Virginius étend le bras vers Appius, revendique sa fille; il voit que ce peuple, où il ne devait pendant la guerre se trouver à peu près que des vieillards, va laisser le crime s’accomplir. « Je ne sais si ceux-ci, dit-il avec le mépris d’un soldat pour des bourgeois timides, le souffriront, » et il ajoute, menaçant Appius de la colère de l’armée : « Mais ceux qui ont des armes ne le souffriront pas. »

L’armée n’était pas là; il n’y avait là qu’une foule étonnée, indignée