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Considérations sur l’Histoire de France, publiées ici même[1], et qui servent d’introduction aux Récits mérovingiens, sont un ouvrage à part, un ouvrage qui n’a pas eu de modèle et qu’on ne recommencera pas. Ces recherches sur la conception de nos origines depuis Grégoire de Tours jusqu’à M. de Montlosier, ce n’est pas seulement une saine appréciation critique, c’est l’œuvre d’une philosophie profonde et d’un art merveilleux ; on dirait la conscience émue d’un grand peuple. M. Palacky pouvait se contenter de suivre la direction de M. Ranke : même finesse, même sûreté d’aperçus et même sobriété de style. Ce qui me frappe à première vue dans ce tableau si bien tracé, c’est la destinée des lettres historiques en Bohême ; toutes les vicissitudes que subit la science du passé dans les autres littératures de l’Europe se reproduisent sur ce théâtre si différent avec une conformité singulière. En France comme en Italie, en Angleterre comme en Allemagne, l’art de comprendre et de raconter l’histoire a traversé trois périodes très distinctes. D’abord, aux temps du moyen âge et de la renaissance, c’est toute une famille de chroniques, chroniques sans art, sans profondeur, mais d’autant plus expressives dans leur liberté même ; puis, quand cette naïveté a disparu et que les historiens succèdent aux chroniqueurs, ces prétendus historiens, qui n’ont plus la fidélité candide de leurs devanciers, n’ont pas encore le sentiment de la vérité et de l’art : ils déclament, ils arrangent tout sur un même plan, ils défigurent les époques et les hommes, et il y a dans la peinture du passé comme une interruption de plusieurs siècles, jusqu’à ce que d’audacieux érudits, rejetant toute cette rhétorique menteuse, exhument les chroniques oubliées pour en extraire la vie. Les trois groupes d’écrivains que M. Palacky nous signale répondent exactement à ces trois phases de l’histoire chez les modernes. Cosmas, qui mourut dans les premières années du XIIe siècle et que M. Palacky ne craint pas d’appeler l’Hérodote de la Bohême, préside avec beaucoup de dignité et de grâce l’assemblée des chroniqueurs. Le chef du second groupe, Wenceslas Hajek, narrateur à la fois prétentieux et crédule, assez semblable sur bien des points à notre abbé Vély, obtient un immense succès au XVIe siècle, et traîne à sa suite une foule d’historiens rhéteurs qui accréditent longtemps les erreurs les plus niaises et les plus étranges anachronismes. Enfin la troisième période, ouverte chez nous sous la restauration par MM. Guizot et Augustin Thierry, est inaugurée en Bohême vers l’année 1760 par l’exact et laborieux Dobner, dont un autre écrivain de la même école, M. Prochazka, a pu dire énergiquement : Mentiendi finem fecit.

  1. Voyez les livraisons du 15 décembre 1838 et du 1er  janvier 1839.