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des orébites, le rôle des villes et des campagnes, les noms des moindres chefs, les plus petits incidens, conférences, discours, répliques, marches et contre-marches des années aux prises, rien n’est oublié dans cette laborieuse enquête. Certes tous les élémens de la vérité sont là ; mais où est la vérité elle-même ? où est le vivant tableau du drame ? où est ce Ziska qui soufflait à son peuple ses formidables colères ? où sont ces sièges, ces prises de villes, ces grandes batailles, ces prédications enthousiastes, ces religieuses ferveurs de la foi mêlées à toutes les horreurs de la guerre ? L’Europe, disait Sylvius Œneas, n’a pas vu depuis bien longtemps une tragédie comparable aux tragédies de la Bohême : c’est cette tragédie slave du XVe siècle que le savant historien a négligé de mettre sous nos yeux dans sa sauvage grandeur.

Je crois comprendre le sentiment qui affaiblit ici le talent du peintre ; M. Palacky est triste. Encore plus patriote que chrétien libéral, plus dévoué à la fortune de la Bohême qu’au succès des réformes de Jean Huss et de Ziska, il sait que cette guerre est fatale et qu’elle commencera la décadence politique de son pays. Pourquoi s’attrister ? dira-t-on. N’était-ce pas là une tâche glorieuse ? La Bohême n’a-t-elle pas eu l’honneur de donner le signal des réformes religieuses et de l’établissement des nationalités, deux idées qui sont le fondement même du monde moderne ? Rare honneur, s’écrie M. Palacky, rare et singulier mérite d’avoir ainsi travaillé pour l’humanité tout entière, mais au prix de quelles douleurs, hélas ! au prix de quels sacrifices ! « Un des plus cruels affronts que nous ait valus cette lutte, ce fut la longue haine soulevée contre nous dans toutes les contrées de l’Occident. La Bohême s’est levée un siècle trop tôt ; les peuples qui devaient recueillir son exemple ont commencé par la maudire. Je ne parle pas des Allemands, dont les antipathies remontent à des temps plus anciens ; mais les Français même ont montré assez durement quelles passions les animaient, en donnant le nom de bohémiens à la classe d’hommes la plus méprisée qu’il y eût alors dans leur pays. Un Tchèque, au XVe siècle, pouvait-il voyager en Europe ? Aucun seuil ne s’ouvrait devant lui. Un bohémien, un mécréant sans foi ni loi, c’était même chose aux yeux de la chrétienté. » Quant à ces merveilleux projets qui avaient flatté le patriotisme de Charles IV, ils s’étaient évanouis pour toujours. Lorsque l’empire, à la fin du XVe siècle, fut constitué sur de nouvelles bases, cette transformation se fit surtout à la suite et à l’occasion de la guerre des hussites ; on comprend qu’elle n’ait pu s’accomplir au profit des concitoyens de Ziska. Ainsi, des trois souverains de la Bohême qui avaient occupé le trône de l’empire d’Allemagne, le premier avait conçu pour son pays de grands et audacieux projets ; les deux autres,