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vaste et inépuisable champ que parcourt l’auteur, observant les mœurs et la littérature, passant d’Euripide à Walter Scott, de la Magicienne de Théocrite à l’Oberon de Wieland, du xvie ou du xviie siècle à notre temps.

Aujourd’hui c’est l’amour dans ses rapports avec la vie réelle et l’imagination que l’auteur étudie, et ses analyses, aussi pénétrantes que neuves, réussissent à rajeunir des œuvres d’un autre siècle qui n’eurent pas moins d’éclat que bien des œuvres contemporaines, — l’Astrée et la Clélie. l’originalité du talent de M. Saint-Marc Girardin ne réside point dans la recherche des choses mystérieuses et inconnues ; elle est dans ce mélange de goût littéraire et d’instinct moral qui donne tant de charme aux leçons de l’auteur. Professeur ou écrivain, M. Saint-Marc Girardin y a pulsé cette autorité persuasive qui ramène au bien par toute sorte de sentiers habilement préparés, et il y a trouvé le succès. L’auteur du Cours de littérature dramatique est certainement un des hommes les plus heureux de son temps, et il doit l’être, car il fait de son esprit le complice de son bonheur, c’est-à-dire qu’il n’emploie pas son imagination à défaire sans cesse ce que son bon sens et son instinct moral ont fait. Il donne sa part è la réalité et sa part à l’imagination. Peut-être même croit-il un peu trop à leur indépendance mutuelle, à leur séparation entière et absolue : ingénieux moyen de mettre à l’abri la vie pratique avec ses règles et ses devoirs dans un temps où ont régné toutes les corruptions de l’esprit. C’était la pensée de M. Saint-Marc Girardin avant 1848, que la société française était tout autre en réalité que ne la représentait sa littérature, qu’elle était, en un mot, saine par les mœurs, démoralisée par l’imagination seulement. La preuve qu’il en était ainsi, a-t-il ajoute depuis, c’est que quand la France a eu succombé au piége que lui avait tendu la démoralisation du goût public, elle s’est relevée par la force intime de ses mœurs. Si les mœurs étaient aussi saines, aussi vigoureuses, aussi intactes que l’a pensé l’auteur, peut-être eût-il été plus simple que par elles la société se préservât d’abord, avant d’avoir à se relever par elles ; mais que prouve cette assurance de M. Saint-Marc Girardin, si ce n’est sa foi entière aux idées morales, puisqu’il croit à leur efficacité, à leur puissance salutaire dans la vie réelle, même quand l’esprit s’en fait un jeu cruel dans ses fictions et ses travestissemens ?

Il est vrai, la société peut avoir une façon de se conduire et se plaire a l’expression d’idées et de sentimens différens. Combien de temps cependant ce divorce singulier peut-il durer sans conduire à quelque catastrophe ? l’expérience a été faite, — expérience lumineuse et terrible ; elle a été aussi désastreuse pour la vie pratique que pour l’imagination elle-même. Elle n’a pu servir qu’a éclairer les plus secrètes profondeurs du monde moral, à rectifier les idées, à remettre à nu en quelque sorte les conditions essentielles, immuables de la civilisation. C’est une lumière que ne parait point malheureusement avoir recueillie un jeune écrivain, M. Lanfrey, l’auteur d’un livre sur l’Église et les philosophes au dix-huitième siècle, qui a fait quelque bruit, et qui à la prétention pour sa part de résumer l’idéal, le symbole de notre temps. M. Lantrey est incontestablement doué d’une verve réelle, d’une certaine sève d’imagination bien plus que d’intelligence philosophique, qui rappelle