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déjà assez nombreux vers l’époque à laquelle remonte notre récit pour que le chalet disposé en hôtellerie ne pût toujours suffire à les recevoir. Outre les touristes de passage, on y trouvait, comme nous l’avons dit, un certain nombre de pensionnaires qui venaient y chercher pendant quelques semaines l’air enivrant des hauteurs et le repos d’une solitude animée.

Les Alpes seules peuvent offrir des exemples de ces campemens de plaisance où l’isolement et les loisirs forment en quelques jours mille amitiés de passage et nouent quelquefois d’éternels attachemens. Là tout concourt à rapprocher : l’uniformité des distractions, la suspension des réserves mondaines, l’impossibilité de se soustraire aux regards. Comme des naufragés volontaires, les voyageurs, sur ces étroites cimes, sentent le besoin de vivre en commun. Comme Robinson, chacun cherche son Vendredi. On franchit en quelques jours les préliminaires qui, dans le cours ordinaire de la vie, demandent des semaines ou des mois; les sympathies, les indifférences et les antipathies, hâtivement développées dans ce contact perpétuel des âmes, font, pour ainsi dire, explosion, et là on peut dire véritablement avec Mme de Staël que « pour connaître ses amis et ses ennemis mieux vaut une heure que dix années. »

La société alors réunie sur le Selisberg n’avait pu échapper à cette loi. Les associations s’y étaient vite formées selon la pente des natures; mais, à vrai dire et malgré les différences de détail, on pouvait les réduire à deux groupes principaux. Le premier comprenait tous ces compagnons destinés à une existence anonyme, et qui font seulement nombre, sorte de monnaie humaine mal frappée, ou dont le frottement a effacé l’empreinte. C’était d’abord un de ces gentilshommes polonais qui errent en Europe parés de la grande infortune de leur patrie comme d’un de ces rubans que le hasard coud à notre poitrine. M. Dinski pensait peu, parlait moins encore, et ne s’occupait sérieusement qu’à tirer le pistolet; ses coups de feu ébranlaient, durant la plus grande partie du jour, tous les échos de la montagne. Il avait pour compagnon dans ses promenades un Suédois, M. le docteur Kisler, qui était exclusivement absorbé par l’histoire naturelle, et dans l’histoire naturelle exclusivement par les insectes, et parmi les insectes exclusivement par les pucerons! Venaient ensuite un Anglais, dont la vie était réglée sur l’almanach et qui s’amusait comme M. Purgon voulait guérir, en comptant les pas et les grains de sel; un Italien regrettant sa jeunesse et son soleil; un Belge qui, après une cure de bains à Bex, faisait une cure d’air au Selisberg, pour continuer par une cure de chaud-lait dans la Gruyère, et finir par une cure de raisin à Clarens.

Le second groupe, le seul qui méritât d’être étudié, comprenait