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sentimens de l’âme, et ils sont l’éternelle source de la poésie, comme le bon sens est l’éternelle règle de la politique, règle qui n’est malheureusement pas toujours observée par les peuples dans les hasards de leur vie. Dans la politique encore plus que dans la littérature, ces déviations se traduisent en résultats souvent douloureux et prolongés.

l’histoire contemporaine de l’Espagne porte la marque de ces coûteuses expériences, trop fréquemment renouvelées. Il ne suffit pas de faire une évolution, d’abolir des lois qu’il eût été si aisé de réformer avec maturité, de surexciter les passions, de mettre tout en doute ; il faut vivre au milieu de cette incertitude universelle. C’est à cela qu’est occupé le cabinet de Madrid depuis qu’il existe. Il faut qu’il se défende contre des adversaires de plus d’une sorte, contre les conservateurs, qui, quelque peu nombreux qu’ils soient aujourd’hui sur la scène politique, n’en conservent pas moins leur influence dans le pays, contre les révolutionnaires, un peu découragés, mais toujours prêts à ressaisir les occasions de pousser l’Espagne dans les agitations, enfin contre toutes les dissidences des ambitions qui se pressent autour d’un pouvoir nouveau. Le duc de la Victoire aurait pu incontestablement exercer une influence décisive et effective ; mais pour cela il fallait agir, il fallait faire sentir le poids de son autorité à cette assemblée qui, depuis cinq mois, discute au hasard. l’indécision de sa nature l’a emporte chez Espartero ; il a préféré cette vague influence qui s’appelle la popularité, que personne ne lui conteste, et qui ne conduit jamais à rien, parce que pour la conserver il faut lui sacrifier tout, même les conditions les plus essentielles de gouvernement. Le duc de la Victoire a réussi de la sorte à rester à la tête des affaires, à maintenir son crédit dans les partis ; mais il n’a point gouverné : il a laissé le pays comme l’assemblée sans direction, et de la cette incertitude permanente dont on ne peut prévoir le terme, qui par instans se traduit en crises publiques, en discussions inutiles, en questions qui sont par elles-mêmes un péril. Rien ne le prouve plus manifestement qu’un des derniers incidens survenus à Madrid. Plusieurs des membres du cabinet, le ministre de l’intérieur, M. Santa-Cruz, le ministre d’état, M. Luzurriaga, le ministre des travaux publics, M. Lujan, ont été, la ce qu’il parait, soupçonnés de modérantisme. Un certain nombre d’officiers supérieurs de la milice nationale ont tenu alors une réunion pour convenir d’une démarche collective auprès du duc de la Victoire, démarche tendant à réclamer la modification du cabinet dans un sens progressiste plus prononcé. Les autorités administratives ont fait avorter cette manifestation. En réalité cependant, le fait n’existait pas moins. En présence de cet incident, le gouvernement s’est décidé à présenter au congrès une loi qui interdit aux corps armés de délibérer, en laissant d’ailleurs aux officiers de la milice nationale le droit de pétition comme citoyens. Et d’abord, cette question, par elle-même, n’est-elle pas des plus étranges, et n’est-elle pas le symptôme d’une singulière altération de toutes les notions de gouvernement ? Était-il très prudent d’aller livrer à une discussion passionnée ce qui est le premier principe du pouvoir, sa garantie la plus essentielle ? Il n’est point douteux que l’Espagne doit posséder dans sa législation les moyens d’empêcher ou de punir la délibération des