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jamais que pour combattre; demeurant assis; d’une sobriété égale à son opiniâtreté; se battant toujours, mais par groupes isolés; les femmes portant des voiles noirs. Tous ces traits sont ceux de l’Espagne moderne. La culture romaine y fit de rapides progrès. Sertorius fonda une école à Osea, au cœur de l’Espagne, et y établit des maîtres grecs et latins. Q. Metellus vanta les poètes de l’Espagne, dont les louanges ne lui déplaisaient pas. Toujours quelque chose d’étranger se remarquera dans cette école hispano-latine destinée à tant d’éclat et qui doit produire successivement Porcius Latro le déclamateur, les deux Sénèque, Lucain, Quintilien, Columelle, Martial, Florus, c’est-à-dire les deux tiers des grands écrivains du second âge de la littérature romaine. Cependant, à l’exception de l’inattaquable Quintilien, tous ne présentent-ils pas précisément cette enflure, cette recherche, ce goût des faux brillans, cette exagération de sentimens et d’idées, cette prodigalité d’images qui constituent les défauts de l’école espagnole? Tous ne sont-ils pas, jusqu’à un certain point, représentés par ce rhéteur dont parle Sénèque, qui désirait toujours dire de grandes choses, qui aimait tellement la grandeur qu’il avait de grands valets, de grands meubles et une grande femme, d’où vient que ses contemporains l’appelaient Senecio grandio? Voyez comme l’enflure et l’exagération castillane se caractérisent de bonne heure !

La littérature sacrée de l’Espagne ne semblait pas devoir modifier beaucoup ce caractère, car elle était restée bien pauvre jusqu’au siècle qui nous occupe. Sans doute un évêque d’Espagne, Osius de Cordoue, avait présidé à Nicée; cependant on ne voit pas qu’il ait beaucoup écrit ni que l’Espagne ait produit beaucoup de docteurs. Une autre province travaillait pour elle : c’est ce qui arrive souvent dans l’histoire des littératures. Un pays semble travailler pour périr, pour disparaître ensuite; on se demande à quoi bon tant d’efforts, tant de productions ingénieuses dans une contrée qui bientôt doit être subjuguée par les Barbares, et il se trouve que le génie de ce pays perdu, de cette nation étouffée, s’est réfugié dans un pays voisin. C’est ainsi que l’Espagne profita de tous les travaux de l’Afrique : l’esprit de Tertullien, de saint Cyprien, de saint Augustin, devait passer un jour le détroit et aller embraser l’église espagnole. En effet, où dirons-nous que saint Augustin a trouvé des héritiers, si ce n’est dans le pays de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix? Avec cette littérature mystique si féconde, l’Espagne moderne devait avoir une littérature poétique la plus abondante qui fut jamais. En effet, si les lettres chrétiennes, au Ve siècle, produisent quelque chose en Espagne, c’est surtout, avec une abondance extraordinaire, la poésie : Juvencus, Damase, Dracoutius, l’intarissable Prudence, tous ces poètes chrétiens sont Espagnols. Prudence est d’abord le poète du dogme, il s’attache au dogme avec une énergie singulière, le développe avec toute l’ardeur d’un controversiste et avec toute l’exubérance qu’aura plus tard la poésie de Lope de Vega et de Calderon ; mais je vais plus loin, je pénètre dans l’esprit de cette poésie : il ne suffit pas à Prudence de mettre le dogme en vers, il le met en scène, il personnifie les affections humaines, les passions. Il compose un poème intitulé Psycomachia, dans lequel il mettra aux prises la foi et l’idolâtrie, la chasteté et la volupté, l’orgueil et l’humilité, la charité et l’avarice. Assurément rien, au premier abord, ne parait devoir être plus