Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/444

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

circonstances qui ne recommande aux musulmans le calme et le respect des chrétiens et des étrangers. Aussi n’a-t-on presque rien su en Europe de ce mouvement qui a rempli les cadres des régimens d’une façon si honorable pour le peuple tout entier. J’ai vu souvent alors à Constantinople des bandes de ces pauvres gens qui venaient chercher dans la capitale, dans les magasins du gouvernement, des armes et des habits. On les rassemblait le plus ordinairement dans la vaste cour de la Yeni-Djâmi, de la grande mosquée qui est au bout du pont de Galata, avant de les conduire à la revue du séraskier. C’était un spectacle intéressant et qui aurait pu fournir plus d’un sujet d’étude aux crayons de Decamps, lui qui sait si bien reproduire les types orientaux. Ils étaient là trois ou quatre cents ou plus encore, accusant tous par la misère de leurs vêtemens le dernier degré de l’indigence, mais en général sains, vigoureux et bien faits, armés d’une pipe et d’un bâton, portant sur l’épaule quelque petit paquet assorti au triste état de leurs finances, se formant en rangs sans cris, soutenant avec dignité, mais sans bravade ni mauvaise humeur, les regards de la foule qui se pressait autour d’eux, et sans que j’aie jamais surpris ni un coup d’œil ni un geste offensant pour les giaours, pour les infidèles qui s’arrêtaient comme moi à les contempler. Parfois cependant ces pauvres savaient avoir quelque chose à offrir à leur gouvernement. Voici un fait dont j’ai été témoin. Un jour où j’étais allé voir à Scutari les immenses casernes qui ont été depuis changées en hôpital pour le service de l’armée anglaise, j’y trouvai une bande de dix-huit cents à deux mille hommes qui étaient arrivés le matin même de l’intérieur de l’Anatolie. Obéissant à une circulaire du ministre de la guerre qui invitait tous ceux qui avaient des chevaux à les vendre au gouvernement, ils avaient amené avec eux un certain nombre de bêtes plus ou moins propres au service, une centaine peut-être. Quand, afin d’obtenir la permission dont j’avais besoin pour visiter l’établissement, j’entrai dans le divan du général qui commandait alors à Scutari, je le trouvai occupé à liquider les comptes de tout ce monde : aucun ne voulait recevoir d’argent, ils offraient leurs chevaux au sultan !

Ce qui manquait surtout à l’armée ottomane en tant qu’armée active, c’étaient des chefs de corps, des colonels capables, des administrateurs, des officiers instruits au service des armes spéciales, artillerie, génie, état-major. Dans une armée aussi jeune, aussi nouvellement formée, on ne devait pas s’attendre à trouver des officiers savans ou expérimentés; mais cette situation, déjà fâcheuse, avait été empirée par le favoritisme déplorable qui est une des plaies les plus dangereuses du gouvernement turc. Les écoles avaient fourni pour les compagnies des officiers tels quels; malheureusement les