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tout prêt depuis plus d’un an, et de se diriger sur Constantinople ? Les vents du nord, qui règnent pendant l’automne, eussent conduit la flotte russe en deux ou trois jours à l’entrée du Bosphore, et il est douteux que les canons du château génois et les treize vaisseaux turcs (dont quatre égyptiens presque innavigables) qui étaient à l’ancre dans les eaux de Buyukdéré et de Thérapia eussent pu l’arrêter, comme il n’est pas prouvé que la flotte anglo-française, mouillée encore à cette époque dans la baie de Besika, aurait pu arriver à temps pour prêter aux Turcs une assistance utile. Si l’affaire eût été conduite avec prudence et résolution, les amiraux anglais et français, qui auraient dû prendre alors sur eux de déclarer et de faire la guerre au nom de leurs gouvernemens, n’auraient probablement pu être prévenus de ce qui se passait que vingt-quatre ou trente heures après que la flotte russe eût été déjà sous les murs de Constantinople. Qu’on n’oublie pas en effet que, dans ce même mois d’octobre, il a fallu huit jours entiers aux escadres combinées pour franchir le passage des Dardanelles, et presque un mois pour se porter de Besika à Beïcos[1]. Dans des circonstances aussi critiques, on aurait certainement trouvé le moyen d’abréger de si longs délais ; néanmoins il serait encore resté bien du temps aux Russes pour agir, pour foudroyer la capitale de l’empire, pour soulever la population grecque, pour déterminer une crise dont l’issue eût été impossible à prévoir. Sans doute c’eût été un parti aventureux, et surtout peu honnête ; mais après tout ce qu’on avait déjà fait, et lorsqu’on avait l’intention bien arrêtée de persévérer dans les premiers erremens, on ne sait pourquoi la Russie n’a pas tenté quelque entreprise de ce genre, ou du moins quelque chose qui lui fît plus d’honneur que l’affaire de Sinope, qui pût lui faire espérer un plus grand profit.

  1. C’est le 19 octobre 1853 que les firmans qui autorisaient l’entrée des escadres combinées dans les Dardanelles ont été expédiés par la Porte. C’est dans l’après-midi du 21 que la frégate anglaise Retribution apporta ces firmans aux amiraux Hamelin et Dundas, qui prirent aussitôt leurs dispositions pour franchir le détroit. C’est le samedi 22, à deux heures du matin, que les escadres commencèrent leur mouvement. De notre côté, les mesures avaient été si heureusement prises, qu’à onze heures du matin nous avions déjà huit vaisseaux sur neuf qui avaient franchi les Dardanelles ; le Valmy seul restait à la traîne. Du côté des Anglais, aucun vaisseau n’avait pu réussir à refouler le courant, et, malgré les bateaux à vapeur dont elle était pourvue, l’escadre de l’amiral Dundas fut obligée d’attendre jusqu’au 29 que les vents faiblissent pour reprendre son mouvement ; c’est dans la nuit du 29 au 30 seulement que le dernier de ses vaisseaux put doubler les Dardanelles. C’est dans la soirée du dimanche 30 octobre que le Henri IV et le Jupiter, qui tendent la tête des escadres combinées, mouillent à San-Stefano, à deux milles au-dessous de la pointe du sérail. Ils y passent la journée du 31 à attendre l’avant-garde anglaise, composée de l’Albion et du Vengeance. Le mardi 1er novembre, les quatre vaisseaux essaient de franchir la pointe du sérail ; mais l’Albion, remorqué par deux frégates à vapeur, réussit seul à doubler. Le mercredi 2, le