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couvrir la capitale par des travaux qui devaient embrasser dans leur vaste système de défense toute la ligne qui va de la Méditerranée à la Mer-Noire, depuis le golfe de Saros jusqu’au cap Kara-Bournou : tel est le plan que paraissent avoir conçu d’abord les généraux anglais et français. Il semble que l’on craigne de voir les Russes, suivant les traditions de Diebitch, faire un puissant effort sur la ligne des Balkans et reparaître bientôt avec leurs masses de cavalerie dans la plaine d’Andrinople. C’est à fortifier la capitale et la presqu’île de Thrace que les armées alliées emploient le mois d’avril et la plus grande partie du mois de mai 1854.

Il est bien loin de notre pensée de critiquer cette première vue que les gouvernemens de France et d’Angleterre semblent avoir eue de la campagne. Par beaucoup de motifs, on devait agir ainsi. Les deux puissances maritimes n’étaient pas seulement alors les deux uniques alliées actives de la Turquie; elles n’avaient aucune donnée certaine sur l’effet que leur déclaration de guerre allait produire en Europe, sur les modifications qu’un pareil acte allait faire subir à l’attitude des autres cabinets. Aussi longtemps que la Prusse et l’Autriche n’avaient pas pris de position définie, il était sage sans doute de ne pas s’engager plus loin vers le nord avant de s’être établi et d’avoir reconnu les intentions de l’ennemi que l’on venait combattre. Il y avait aussi d’autres raisons qui étaient peut-être plus réelles encore. Les gouvernemens qui n’avaient pas voulu croire que la Russie pousserait les choses à l’extrémité, qui avaient craint d’irriter la situation en développant leurs arméniens lorsque l’on négociait à Vienne, lorsque la Prusse et l’Autriche particulièrement faisaient espérer que l’empereur Nicolas finirait par se rendre à leurs conseils, étaient assez peu capables, un mois après avoir déclaré la guerre, de prendre l’offensive, surtout à cinq cents lieues de Toulon, à mille lieues de Portsmouth. Si l’on se rappelle qu’il y a vingt-cinq ans, en 1830, il fallut une année entière de préparatifs pour envoyer une armée de trente-cinq mille hommes à Alger, à cent cinquante lieues de Toulon, on ne peut qu’admirer la merveilleuse rapidité avec laquelle on a su agir en 1854; mais de ce que l’on put transporter comme par enchantement une cinquantaine de mille hommes sur les bords de la mer de Marmara, il faudrait se garder de conclure que, dès le jour de leur arrivée à Gallipoli ou à Scutari, ces troupes représentaient une armée convenablement équipée pour marcher droit à l’ennemi : elles n’avaient encore ni cavalerie ni moyens de transports par terre. Maître de la mer, on avait pu les acheminer par détachemens isolés; débarquant dans un pays ami, on avait pu les mettre à terre sans grands bagages, en comptant sur les ressources que les localités devaient offrir au moins dans les