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premiers temps, en s’en remettant aux troupes elles-mêmes du soin de s’organiser à mesure qu’elles arriveraient à leur destination et qu’elles recevraient le matériel qu’on leur expédiait en toute hâte ; mais ces conditions même excluaient la possibilité d’une entrée immédiate en campagne.

En se perfectionnant, l’art de la guerre n’a pas réduit, comme poids ou comme volume absolu, la quantité du matériel qu’une armée doit traîner après elle ; ce qu’on a surtout obtenu, c’est de réduire sous un poids et sous un volume comparativement moindres une quantité de puissance plus considérable qu’autrefois. Dans nos guerres d’Afrique, cela a été un avantage immense, et qui seul a rendu possibles les expéditions presque fabuleuses de nos colonnes, si légères et si mobiles. Le peu qu’elles portaient avec elles suffisait à vaincre la résistance des barbares ; mais en face d’un ennemi pourvu de tous les moyens inventés par la science ou par l’industrie, la somme de ce qu’on appelait autrefois les impedimenta belli, les entraves de la guerre, et qu’il serait peut-être plus juste de nommer aujourd’hui ses instrumens, est certainement plus grande que par le passé. Si l’on a diminué les équipages personnels des princes, des officiers et même des soldats, en revanche on n’a pas cessé d’augmenter les approvisionnemens généraux des armées ; il semble même qu’ils doivent être d’autant plus considérables, que l’on agit plus loin de chez soi, et que, pour aller trouver un ennemi civilisé, il faut traverser des pays moins peuplés, moins percés de routes, moins riches, moins industrieux. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer le nombre des chevaux qu’entretenaient jadis les armées avec celui qu’elles entretiennent aujourd’hui : non pas que la proportion de la cavalerie par rapport aux gens de pied se soit accru, c’est peut-être le contraire qui est arrivé, mais parce que le service de l’artillerie s’est beaucoup développé, parce qu’il faut avoir encore un train des parcs, un train des équipages, puis des chevaux pour le génie, pour les pontonniers, pour les ambulances, etc. C’est pour avoir été dépourvue de quelques-uns de ces indispensables auxiliaires que l’armée anglaise a incomparablement plus souffert que la nôtre en Crimée, et à l’heure où nous parlons, c’est encore parce que les alliés n’ont pas un nombre suffisant de chevaux, surtout de chevaux de trait[1],

  1. À moins d’être familiarisé avec les conditions et les exigences de la vie maritime, on peut à peine se faire une idée des difficultés que l’on rencontre lorsqu’il s’agit de transporter par mer un grand nombre de chevaux. En thèse générale, il n’y a dans aucune marine militaire ou commerciale des navires disposés pour porter des chevaux. Aussi, quand on a du temps devant soi pour préparer une expédition, on construit pour ce service des bâtimens spéciaux qu’on appelle bâtimens-écuries. Il y en avait quelques-uns, en 1830, dans la flotte de l’amiral Duperré devant Alger. Si le temps manque, comme cela est arrivé en 1854, on ne trouve que des navires dont les entre-ponts sont trop peu élevés peur recevoir des chevaux, il faut alors les mettre sur le pont des bâtimens frétés. Ce n’est que par exception que les Anglais ont rencontré dans les gigantesques et magnifiques paquebots des compagnies subventionnées par l’état quelques navires dont les aménagemens intérieurs permettaient d’y loger des chevaux : l’Himalaya, le Golden Fleece, le Jason, le Trent ; et peut-être un ou deux autres dont j’ignore les noms. Plus grand que tous les autres, l’Himalaya porte jusqu’à trois cent cinquante chevaux ; malheureusement ce navire, qui aurait pu. rendre de si grands services, a éprouvé, vers la fin de l’année dernière, des avaries qui viennent à peine d’être réparées. Si l’on excepte ces paquebots, aucun des six ou sept cents transports frétés par les gouvernemens de France et d’Angleterre n’était capable de porter des chevaux autrement que sur le pont. Or c’est une condition qui réduisait, sous ce rapport, leurs services a bien peu de chose. Ainsi, sur les bricks de 150 à 200 tonneaux qui forment, l’immense majorité des transports français, le nombre des chevaux embarqués varie de huit à douze, attendu qu’il faut toujours laisser sur le pont des butinions à voiles un certain espace libre pour la manœuvre. On n’est pas soumis à la même nécessité sur les navires à vapeur ; cependant nos grandes frégates à vapeur elles-mêmes, qui transportent de huit cents à mille hommes, ne peuvent prendre à leur bord que 120 ou 130 chevaux, et pour de courtes traversées seulement. On doit compter encore que la nourriture des chevaux, le foin, même pressé, l’eau surtout, occupe un grand espace ; or l’espace à bord, c’est la denrée que le propriétaire du navire loue à l’affréteur. Tout cela rend le transport des chevaux très difficile et par conséquent très dispendieux, surtout quand les navires sont rares, quand on tombe, comme il est arrivé, sur une année de disette où la flotte commerciale de l’Europe est employée exceptionnellement au transport des grains. Aussi, dans les marchés passés par le gouvernement français avec les entreprises de navigation à vapeur, voit-on que, pour le passage d’un cheval de Marseille à Constantinople, il a dû payer 290 fr., tandis que le passage d’un simple soldat ne lui coûtait que 85 fr., et celui d’un officier supérieur ou général 280. Pour surcroît de difficultés aux opérations des alliés, il faut ajouter que le pays où l’on allait étant dépourvu de routes, on n’y trouve que des chevaux de selle ou de bat. Les misérables charrettes de la Turquie, les arabas, le plus grossier véhicule que l’on puisse imaginer, sont traînées presque exclusivement par des bœufs. Dieu sait ce qu’il en a coûté aux Anglais pour avoir compté sur les ressources locales, pour avoir cru qu’ils pourraient utiliser un pareil moyen de transport, lui confier les équipages de leur armée ! Quant aux chevaux, turcs, ils sont en général très vifs, très ardens, mais aussi très petits et très faibles, au-dessous de la taille de nos chevaux de hussards et de chasseurs, et trop peu vigoureux pour porter en campagne le poids que nous imposons même à nos chevaux de cavalerie légère. L’insuffisance du nombre des chevaux et la difficulté de les faire vivre pendant l’hiver sur les plateaux de la Chersonèse ont été les deux plus grands embarras de la campagne.