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Dobrutscha et sur les bords du Danube eurent démontré que l’armée ottomane possédait une plus grande force de résistance qu’on ne l’avait d’abord supposé, il n’y avait plus de raison pour l’armée anglo-française de rester à Gallipoli et à Andrinople. Elle était là sur le terrain interdit par le traité du 20 avril, elle aurait eu l’air d’y rester sous sa protection. Elle qui était venue pour prêter assistance au sultan, si elle avait attendu dans les plaines de la Roumélie que l’armée ottomane eût seule repoussé l’ennemi commun, ou eût succombé sous l’effort que les Russes faisaient alors sur les bords du Danube, elle se serait déconsidérée, et il n’y aurait eu en Europe et dans le monde qu’un cri contre elle. Par cela seul qu’elle était maîtresse de la mer, et que la résistance des Turcs donnait assez de garanties de solidité pour qu’on ne fût pas à la merci d’une manœuvre hardie, comme on l’avait été en 1829, il fallait se rapprocher du théâtre des opérations actives, il fallait marcher à l’ennemi. Tel était le sentiment universel et juste dans les troupes des deux nations, et ce fut avec la satisfaction la plus vive qu’elles reçurent l’ordre d’aller prendre position à Varna.

C’était de toute façon une résolution sensée. Si l’armée turque devait succomber, si la place de Silistrie devait être prise, si les Russes, vainqueurs d’Omer-Pacha, devaient rêver un nouveau passage des Balkans, il ne leur était pas permis de laisser à Varna, sur leurs flancs, un corps de quarante ou de cinquante mille hommes, composé de la fleur des armées de l’Angleterre et de la France, et qui, dans le cas d’une marche sur Andrinople, les aurait infailliblement coupés de leur ligne de retraite, de leurs approvisionnemens, de leur base d’opérations. L’armée du maréchal Paskiévitch y aurait péri tout entière, ou bien elle aurait été forcée de venir présenter la bataille aux alliés, et c’était ce qu’ils devaient chercher, ce qu’ils cherchent encore aujourd’hui en Crimée. Si les Turcs réussissaient à se défendre sur la rive droite du Danube, s’ils forçaient les Russes à repasser sur la rive gauche, l’armée alliée pouvait espérer d’arriver assez à temps pour prendre part aux opérations; en tout cas, elle restait toujours sur sa base, en position de se porter sur le Danube, si les circonstances l’exigeaient, ou ailleurs, si les Russes, en se retirant dans l’intérieur des terres avant qu’elle eût le temps de s’organiser pour une campagne méditerranéenne, lui dérobaient la chance de les joindre. Tout le littoral de la Mer-Noire restait toujours exposé à ses coups.

Les événemens devaient aller plus vite que les prévisions des hommes. Les Russes, qui avaient inauguré la campagne par des succès assez brillans, qui avaient forcé le passage du Danube, qui avaient emporté Isaktcha, Toultscha, Matchin, qui avaient pu mettre