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de garder pour vous les principautés, lorsque désormais elle répondait matériellement, aussi bien que moralement, de l’intégrité du territoire turc !

Une autre raison, et qui sans doute ne vaut pas moins que la première, c’est que l’armée n’était pas en état d’entreprendre une pareille campagne. De ce que l’on avait pu faire en un mois, grâce aux merveilleux progrès de la navigation à vapeur et au développement du matériel naval, ce qu’il eût été impossible de faire en un an un quart de siècle plus tôt, il ne faut pas conclure que le temps et l’espace sont supprimés. On avait transporté des troupes avec une rapidité incroyable, on avait pu les débarquer sans imprudence, parce qu’on était toujours sûr avec la flotte de pouvoir les maintenir et les ravitailler, mais on n’avait pas encore leurs équipages; les navires restaient toujours leur base d’opérations, leurs magasins, leurs dépôts, dont il était impossible de les séparer. Les ressources manquaient encore pour faire un mouvement en avant autrement que par mer ou le long de la côte; les correspondances de l’armée, nous en appelons aux souvenirs de tout le monde, n’étaient-elles pas alors unanimes pour affirmer que les alliés ne pouvaient pas, faute de moyens de transport, se rendre de Varna à Silistrie? A bien plus forte raison n’auraient-ils pas pu franchir le Danube et se lancer dans l’intérieur de la Russie, au milieu de plaines où l’ennemi n’eût pas manqué, comme autrefois les Scythes fuyant devant Darius, de faire le désert autour de vous partout où il aurait été encore à faire. Vous auriez peut-être commencé par les sièges d’lsmaïl et de Réni. Ce ne sont pas, il est vrai, des places aussi fortes ni surtout aussi bien armées que Sébastopol; mais si, même dans l’état où vous êtes aujourd’hui, vous avez encore tant de peine à mener votre matériel de siège de Balaclava ou de la baie de Kamiesh jusqu’à vos tranchées, comment vous y seriez-vous pris pour l’expédier depuis la mer jusqu’à Réni ou jusqu’à Ismaïl? Et le climat, qui a fait tant de victimes parmi vos troupes en repos dans leurs cantonnemens de Varna, quel mal ne leur eût-il pas fait dans les plaines et dans les marais du Danube? Si vous voulez savoir ce qu’il aurait pu vous en coûter, relisez les tristes récits qui ont paru dans le temps sur les pertes qu’a faites l’armée russe en évacuant les principautés, quoiqu’elle eût à peine à se défendre contre les Turcs. Et puis où, dans la Bessarabie, auriez-vous trouvé une position comparable à celle que vous occupez sur le plateau de Chersonèse ? Avec ce que vous aviez de monde, comment auriez-vous pu faire des sièges d’un côté et résister de l’autre aux armées de secours que la Russie pouvait jeter sur la Bessarabie bien plus facilement qu’en Crimée? C’est cent cinquante ou deux cents lieues de plus pour elle à faire faire à