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semble, regarder comme une place d’armes, comme une forteresse sous le canon de laquelle ils pouvaient se croire assurés de trouver toujours un couvert certain dans l’hypothèse où, la fortune des armes trahissant leur courage, ils eussent été forcés de reculer devant les envahisseurs. Et ce qui devait les inviter d’autant plus à s’opposer au débarquement, à contester le terrain pied à pied, c’était ce qu’ils savaient indubitablement, que les alliés n’avaient que très peu de cavalerie (1,000 hommes au plus), et sans cavalerie pas de victoire décisive en rase campagne, pas de crainte pour l’armée du prince Menchikof d’être empêchée de se reformer sous les batteries qu’elle aurait retrouvées derrière elle. «Je regretterai toute ma vie, disait le maréchal de Saint-Arnaud dans son rapport, je regretterai toute ma vie de n’avoir pas eu là mes deux régimens de chasseurs d’Afrique. » Ce n’était pas le nombre qui manquait aux Russes, car sur le champ de bataille de l’Alma ils opposèrent aux cinquante mille hommes que les alliés avaient débarqués des forces à peu près égales; ce n’était pas la confiance non plus, car on donne pour certain que le prince Menchikof avait fait disposer sur les hauteurs de l’Alma des tribunes pour les dames, invitées par lui à venir voir comment il jetterait l’armée alliée dans la mer. S’il eut jamais cette présomption, il en fut bien puni lorsqu’au jour de la bataille il vit ses positions emportées par les Anglais avec le flegme britannique, et ses régimens enfoncés par la furie française avec une impétuosité telle que les Russes, se croyant sans doute attaqués par de la cavalerie, formaient des bataillons carrés pour résister aux charges des zouaves, fait unique peut-être dans l’histoire de la guerre, et qui a singulièrement flatté l’orgueil de ces vaillans soldats.

L’effet produit sur les Russes par la journée du 20 septembre fut de toutes manières considérable. Il leur fallut plus d’un mois pour se remettre, et ce fut le 25 octobre seulement, après avoir reçu de nombreux renforts et composé une nouvelle armée, qu’ils se crurent en état d’entreprendre quelque chose contre les alliés. Il paraît même que ce ne fut pas seulement la force physique et l’organisation matérielle des régimens russes qui furent brisés à l’Alma; on peut croire aussi que leur moral fut pendant quelques jours très vivement ébranlé, au moins c’est ce que l’on est en droit de conclure de tous les témoignages qui en ont été rendus jusqu’ici, des bulletins qui ont paru, et même de certaines omissions ou de certains passages du très remarquable rapport que les journaux de Saint-Pétersbourg publièrent un mois après l’action, sous la signature du prince Menchikof. Deux circonstances suffiraient d’ailleurs seules à le prouver : la première, c’est la facilité avec laquelle l’armée alliée accomplit son mouvement sur Balaclava, sans être inquiétée, ne