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qu’il y avait de factice en lui n’avait pu étouffer son naturel. Sincèrement accessible aux beautés de la création, il avait été saisi par l’étrange sublimité de celles qui se déroulaient alors sous ses yeux, et avait oublié son rôle pour s’abandonner naïvement à son émotion. Après avoir plusieurs fois tourné sur lui-même afin d’examiner tous les aspects de ce panorama miraculeux, il s’arrêta enfin aux alpages de l’Isenthal, que l’Uri-Rothsloch couronnait de ses pics enflammés. Les coudes appuyés sur un fragment de rocher et les deux mains perdues dans sa chevelure, il promenait les yeux sur ce coin choisi, dont il étudiait l’un après l’autre tous les détails, et, à mesure que ceux-ci devenaient plus distincts, son imagination mise en mouvement s’en servait comme d’un cadre pour ses rêveries. Les mille romans vagues et confus qui flottent à travers nos jeunes années venaient successivement se mêler à ce qu’il voyait; toutes ses chimères s’abattaient l’une après l’autre sur chaque point de l’horizon, et s’y arrêtaient comme autant d’oiseaux qui cherchaient la place d’un nid. Étranger à ce qui l’entourait, il prolongeait cette mystérieuse causerie avec la folle du logis depuis un temps que lui-même eût été incapable d’apprécier, lorsque l’explosion d’une arme à feu l’arracha brusquement à ce songe éveillé : c’était le Polonais qui avait enfin trouvé moyen de décharger ses pistolets.

Hermann regarda autour de lui; tous ses compagnons avaient quitté le Kulm pour redescendre vers le chalet. Après les avoir cherchés de l’œil sur la pente sans pouvoir percer le voile de brume qui la recouvrait, il se décida à les suivre; mais la route qu’il avait reprise formait de loin en loin des espèces de carrefours d’où s’éparpillaient plusieurs sentiers à peine tracés qui s’embrouillaient au flanc de la montagne. Certain que tous devaient conduire au but, Hermann prit, un peu au hasard, le plus commode. Ce n’était point sans doute celui que les autres avaient choisi, car leurs cris d’appel, d’abord distincts, ne tardèrent pas à s’éloigner et à s’éteindre. Notre jeune Allemand ralentissait le pas en se demandant s’il ne devait pas changer de direction, quand un murmure frappa son oreille. Des voix se faisaient entendre dans un des retours du chemin qu’il suivait lui-même. Les deux interlocuteurs marchaient un peu au-dessous, séparés de lui par une rampe d’une vingtaine de pieds seulement. L’étudiant reconnut bientôt le rire frais d’Henriette, et avança vivement la tête pour voir son compagnon; mais, à travers l’espèce de nuée dont le Selisberg était obscurci, il ne put distinguer que deux formes inégales qui glissaient, presque invisibles, au flanc de la montagne. Toutes deux marchaient amoureusement penchées l’une vers l’autre et en causant à demi-voix. La disposition du sentier, dessiné en zigzag sur la pente, les éloigna bientôt d’Hermann, mais pour les ramener de