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— Comment cela, monsieur?

— En vous priant de lire tout haut cette liste.

Hermann parut hésiter un instant, comme s’il eût douté que le désir de son interlocuteur fût sérieux ; mais en le voyant se renfoncer dans son fauteuil pour mieux écouter, il se décida à la lecture demandée. Ce relevé du livre des voyageurs dans chaque hôtel présentait, selon l’habitude, le plus singulier mélange de noms, de nationalités, de professions. On y avait, comme dans les chambres obscures qui décalquent tout ce qui passe, une sorte de tableau de l’Europe contemporaine, composé par la main du hasard et dont on eût vainement cherché le modèle en aucun autre lieu du monde, car c’est à ce titre surtout que la Suisse peut être véritablement appelée une terre de refuge et de liberté, où tous les rangs se coudoient, toutes les fortunes s’égalisent, toutes les langues se confondent, toutes les religions s’unissent dans une commune admiration. Là, chacun cesse momentanément d’être soi pour devenir voyageur, c’est-à-dire l’hôte des lacs, des bois et des montagnes, qui, sans tenir compte des personnes, se montrent les mêmes pour tous. Parmi beaucoup d’étrangers, M. de Vaureuil et le jeune Allemand n’avaient point tardé à découvrir des noms connus. Hermann spécialement retrouvait partout quelques-uns de ses anciens maîtres : à Meringen, c’était le professeur d’esthétique, celui de théologie rationnelle à Grindelwald, à Unterseen celui d’homilétique! Enfin pourtant il s’arrêta; la liste était terminée. Pendant que M. de Vaureuil repassait à demi-voix ceux des noms qu’il avait reconnus, le jeune homme retourna machinalement la feuille et aperçut un supplément de liste qu’il parcourut des yeux. Tout à coup il se redressa avec une exclamation de surprise.

— Qu’y a-t-il, mon cher monsieur? demanda le Français en riant; encore un professeur?

— Il ne s’agit point d’une de mes connaissances, mais d’une des vôtres, répliqua Hermann, dont les regards s’étaient attachés sur son interlocuteur avec une expression singulière.

— A moi! répéta M. de Vaureuil; serait-ce un compatriote?

— Un parent, monsieur, si j’en juge du moins par le nom.

— Comment cela?

— Ce supplément annonce l’arrivée à Interlaken de Mme Irma de Vaureuil.

— Irma! s’écria le Français, qui se rejeta en arrière et pâlit; c’est impossible. Montrez, monsieur, montrez!

Il prit la feuille que lui présentait l’étudiant et lut : « Irma de Vaureuil!... avec sa femme de chambre!... » — C’est elle, c’est bien elle ! — A Interlaken ! — Quelle audace !

M. de Vaureuil s’était levé dans une agitation extrême; il lut