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attraperait un mauvais, ce ne serait pas la mort de Turenne[1].

La mère Claude allait répliquer, quand un mugissement plaintif partit de l’écurie. — Pauvre Fanfan ! dit la vieille femme ; lui aussi, il est en peine de Mélan ; il n’a pas eu sa poignée de sel ce matin.

Fanfan était des quatre bœufs du père Reverchon celui que Mélan aimait par-dessus tous les autres. Les Reverchon se livraient peu à l’industrie du voiturage, et seulement quand il n’y avait absolument rien à faire aux champs. Depuis que Mélan avait grandi, c’était lui qui allait avec les voitures. Il fallait le voir prendre soin de Fanfan dans les écuries des auberges, lui parler le long de la route comme à un ami, l’encourager aux montées, car de fouet et de jurons, il n’en était pas question entre eux. De son côté, Fanfan n’était pas ingrat, et la mère Claude assurait que son fils n’entrait pas une seule fois à l’écurie sans que le pauvre animal ne se mit à beugler de toutes ses forces pour lui témoigner sa joie de le revoir.

— Fanfan n’a pas eu sa poignée de sel ? répondit Joséphine ; je la lui donnerai, moi ; j’y vais à l’instant.

— Et ton beurre ? dit la mère Claude.

— Mon beurre ! Je ne sais pas ce qu’il a, il n’avance pas.

— Vois-tu, Josète, si le beurre ne se fait pas, c’est que le sort nous en veut ; nous sommes au malheur…

— Au malheur, parce que le beurre ne se fait pas ! Vous voulez rire, mère ; il fait trop chaud ici, et voilà tout.

— Oui, Josète, nous sommes au malheur, c’est moi qui te le dis. N’as-tu pas vu ce matin à l’église ? le cierge que nous avons offert pour Mélan s’est éteint deux fois !

— Tenez, mère Claude, vous n’êtes pas plus raisonnable qu’un enfant. Je vous dis, moi, que Mélan aura un bon numéro. Je l’ai rêvé, il y a trois nuits, et vous savez bien que tout ce que je rêve arrive. Je gage pour plus de septante ; mais mettons encore qu’il en ait un mauvais, on le rachetant, et voilà tout. Plaie d’argent n’est pas mortelle, comme vous disiez, il y a un mois, à Jean-Louis Maillard, quand sa maison a brûlé.

Le père Antoine n’avait pris aucune part à la conversation des deux femmes. Il continuait à travailler en silence son manche d’outil ; mais lui aussi devait être absorbé par de pénibles réflexions, car tout à coup il se leva brusquement en secouant sa main gauche, qu’il venait de blesser d’un coup de sa serpe. À la vue du sang, la bonne vieille femme recommença ses Jeus-Maria et ses lamentations, tandis que Joséphine, mieux avisée, s’empressait d’apporter à son père l’eau et le linge nécessaires pour panser sa légère blessure. À peine le père Reverchon avait-il, avec l’aide de sa fille, terminé cette opé-

  1. Dicton très usité encore en Franche-Comté.