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ration, qu’un nouveau mugissement, non plus plaintif cette fois, mais sonore et comme joyeux, partit encore de l’écurie. Tous se levèrent ; Joséphine courut à la fenêtre, et à peine l’avait-elle ouverte, qu’un bruit de voix lointaines pénétra dans l’appartement. — Les voici ! s’écria la jeune villageoise, entendez-vous ? — Elle se précipita hors de la chambre, suivie de mère Claude, qui semblait avoir retrouvé ses jambes de vingt ans. Antoine s’achemina aussi vers la porte, mais lentement, moitié par impuissance physique, moitié parce qu’ayant depuis longtemps agité dans non esprit toutes les chances de l’événement, il avait fini par ne plus croire qu’aux pires, en s’efforçant d’armer contre elles son courage d’homme et sa résignation de chrétien.

La troupe des conscrits venait d’atteindre les premières maisons du village. Par moment, le vent apportait des lambeaux de la chanson qu’elle lançait aux échos de La Joux ; mais l’ouïe la plus subtile n’eût pu à cette distance reconnaître les voix.

Jeus-Maria ! dit la mère Claude, Mélan ne chante pas avec les autres. Sainte vierge Marie, ayez pitié de nous !

— J’ai entendu sa voix tout à l’heure, moi, répondit vivement Joséphine, à qui il sembla qu’un mensonge dicté par une telle intention ne pouvait rien avoir de bien répréhensible. Fanfan l’a entendue aussi, bien sûr, autrement il n’aurait rien dit ; mais tenez, écoutez donc, mère : les voilà qui arrivent devant le chalet. Je n’entends plus la voix de Mélan, mais vous savez bien que ce n’est pas son affaire de chanter, et qu’à l’église il ne dit presque jamais rien, surtout depuis un an ou deux. Il suffit que je l’aie entendu tout à l’heure. Allons, mère, prenez courage ; s’il faut le racheter, on le rachètera ; on en aurait déjà bien vu autant.

La bande avançait toujours, chantant à tue-tête. Nos montagnards ont un bon coffre, comme ils disent, et chanter fort est pour eux un point d’honneur. On ne perdait plus une parole de la chanson.

Les sept ans sont passés ;
Le capitaine a dit :
Amis, prenez courage ;
Encore deux ans ;
Nous irons en Angleterre,
Tambours battans, drapeaux flottans.

Encore quelques pas, et la troupe enrubannée allait déboucher de derrière la maison des Vasselet. Il y eut alors pour nos trois personnages un moment d’inexprimable anxiété. Joséphine s’était portée de quelques pas en avant de la ferme, tandis que son père restait appuyé à la porte, calme au moins en apparence, et que la mère Claude, debout près de lui, balbutiait un Ave Maria. Tous trois avaient le regard tendu vers la maison des Vasselet, la respiration