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haletante. La troupe apparut enfin, marchant aussi militairement que possible sur deux rangs. Mélan n’avait pas de plumet, ce qui était d’un heureux augure[1] ; mais il ne chantait pas et avait l’air singulièrement triste. Tout était donc perdu ! Le vieillard rentra dans la ferme, la mère Claude se mit à sangloter ; par bonheur l’œil perçant de Joséphine était allé jusqu’au chapeau de son frère, au-devant duquel s’épanouissait au milieu de flots de rubans un numéro triomphal. — Quatre-vingt-deux ! s’écria-t-elle en s’élancent vers le jeune homme. Son père l’avait entendue ; il revint sur la porte. La mère Claude refusa d’abord de croire à la bonne nouvelle, mais il fallut bien qu’à la fin elle cessât d’être incrédule.

Jeus, dit-elle en continuant à pleurer, mais de joie cette fois, Jeus, quatre-vingt-deux ! Qui est-ce qui aurait cru ça tout de même ? Ce n’est pas l’embarras, quelque chose m’a toujours dit qu’il en ramènerait un bon. Quatre-vingt-deux, Antoine ! notre Mélan qui a quatre-vingt-deux ! Ris donc, tu n’as presque pas l’air content !

La bande était arrivée devant la ferme. Nos villageois sont peu expansifs, ou s’ils le sont parfois, c’est à leur manière. On ne s’embrasse pas comme on ferait à la ville ; mais on se mêle, on s’informe des bons et des mauvais numéros, on se démanche les bras sous prétexte de poignées de mains. Une partie des conscrits continuait à chanter ; comme d’habitude, les plus bruyans étaient précisément ceux qu’avait maltraités le sort. Les enfans du village, les chiens des fermes couraient derrière la bande. Soit que la disposition d’esprit de Mélan ne fût pas tout à fait en harmonie avec la joie turbulente de ses camarades, soit que le jeune villageois n’eût voulu que dire bonjour à Fanfan, qu’il n’avait pas vu de toute la journée, il avait profité de tout ce désordre pour s’esquiver presque aussitôt après son arrivée à Champ-de-l’Épine. La troupe s’étant remise en marche pour aller se montrer dans les autres parties du village, il vint retrouver ses parens au poêle. Le père Reverchon ne s’était pas associé jusqu’alors aux transports de joie de sa femme et de sa fille, non que cette joie ne lui parût parfaitement naturelle et légitime, mais il lui semblait qu’avant de s’y abandonner, il devait d’abord payer sa dette de reconnaissance à celui qui en avait été le dispensateur. — À genoux, dit-il en voyant entrer son fils au poêle, et remercions le bon Dieu.

Tous s’agenouillèrent ; le vieillard prononça d’une voie émue une courte prière d’actions de grâces, après quoi on le vit un tout autre homme. — Allons, dit-il gaiement, fais-nous à souper, Josète. Une bonne soupe au lait, du brési[2], entends-tu ? Tu nous feras une omelette à la farine ; je crois que Mélan l’aime. C’est un brave garçon,

  1. Les jeunes gens que le tirage au sort appelle sous les drapeaux portent des plumets, les autres des rubans.
  2. Bœuf salé.