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cela ne changerait pas beaucoup la question essentielle, qui est tout entière dans l’absence d’équilibre ou de hiérarchie entre les influences morales et les instincts matériels.

Ce n’est point d’aujourd’hui que cette lutte est engagée entre toutes les forces morales défaillantes et toutes les forces matérielles qui grandissent au point de paraître par momens victorieuses ; elle est dans l’essence de notre temps, elle est l’explication de tous les phénomènes de la vie sociale. Dissimulée dans le travail des mœurs ou se montrant au grand jour, elle s’est poursuivie à travers les métamorphoses publiques comme un drame qui de temps à autre laisserait apparaître ces deux esprits luttant dans une sorte de nuit de Walpurgis. Pour les âmes honnêtes, cette tendance contemporaine se cache sous un nom qui les rassures c’est le règne de l’utile, comme s’il n’y avait d’utile pour l’homme que ce qui touche à son bien-être, à son luxe, au développement de son commerce et de son industrie. Il y a plus de dix ans déjà qu’un autre humoriste moins algébrique que l’auteur du livre des Réformes des chemins de fer, un esprit perçant et révolutionnaire à sa manière, mélange de l’ironie de Voltaire et de la rêverie allemande, M. Henri Heine en un mot, montrait l’invasion croissante du matérialisme en France. Il peignait ce morcellement à l’infini dont nous parlions, cette dissolution de tous les liens de la pensée, cette extinction de tout sentiment collectif qui constitue la mort morale d’un peuple, et il en cherchait la cause dans le culte des intérêts matériels et de l’argent. Il représentait aussi à sa façon ces grandes fêtes de l’industrie, ces premières inaugurations de chemins de fer, tout ce mouvement de l’humanité se précipitant dans de nouveaux orbites sous le charme invincible et inquiétant de l’inconnu, et il cherchait dans quelque coin isolé et obscur les terribles réveilleurs qui viendraient tirer les hommes de ce rêve d’industrialisme flévreux et excessif, Ainsi parlait cet Allemand dans des lettres qu’il reproduit aujourd’hui sous le titre de Lutèce, et où il décrit Paris, la ville de tous les contrastes et de tous les entraîne mens, qui sent fermenter dans son sein les passions les plus opposées et résume dans son existence, sous une forme saisissante, toutes les tendances d’un siècle. Lutèce était alors florissante et libre. Elle n’avait point connu encore ou plutôt elle avait oublié les angoisses des guerres civiles. Elle vivait enivrée dans le luxe de son bien-être et de sa liberté, sans distinguer assez peut-être entre la liberté et l’esprit révolutionnaire qui la corrompt, entre l’industrie, légitime expression du génie humain, et le culte exclusif des intérêts, qui conduit à une sorte de matérialisme politique et social. Un des mérites de M. Henri Heine est de ne point se tromper sur la nature des problèmes qui s’agitaient à cette époque en France, d’aller scruter à travers les apparences trompeuses le travail des sectes socialistes remuant déjà et grondant dans les profondeurs de la société. Le communisme lui apparaissait comme une puissance ou me menace, si l’on veut, — et pour lui, hélas ! c’était le règne de nouveaux iconoclastes portant la main sur les belles statues de marbre, détruisant les bois de laurier pour y planter des pommes de terre. Voilà comment l’auteur de Lutèce se représentait à lui-même la société française : d’un côte la bourgeoisie absorbée dans le culte des intérêts matériels, de l’autre le communisme. M. Heine nous faisait sans doute