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— Oh ! oui ; je sens l’air du rio Tejo[1], voyez-vous ? Tant que j’aurai celle brise-là à ma gauche, je n’ai qu’à cheminer tout droit devant moi pour rentrer en ville… N’oubliez pas le pauvre aveugle, s’il vous plaît…

Il tendait son chapeau vers la voiture, et, comme l’enfant allongeait le bras pour y déposer son aumône, la marquise l’arrêta : — Attends, Joãozinho ! Je veux qu’il monte avec nous.

— Mais voyez, donc, madame, comme il est mal vêtu !

— Mon petit ami, reprit la marquise, la fierté, qui ne sied à personne, est un vilain défaut chez un enfant. – Et s’adressant au vieillard : — Vous êtes encore bien loin de la ville, mon pauvre homme !

— Bah ! une petite lieue ; je vais retourner en me promenant, et le bon Dieu me fera la grâce de rencontrer quelques âmes charitables qui me donneront de quoi avoir un morceau de pain. Ne m’oubliez pas, s’il vous plaît !…

— Brave homme, cria Joãozinho, que le reproche de la marquise avait piqué au vif, venez donc vous asseoir ici avec nous ; on est si bien dans une voiture quand il fait grand chaud ! Venez donc, et je vais vous donner tout ce que la marquise avait mis dans ma poche pour acheter des gâteaux.

— Un pauvre aveugle comme moi, monter en carrosse ! s’écria l’aveugle en se redressant avec surprise et défiance ; c’est pour vous moquer que vous dites cela, mon petit monsieur ?…

— Non, non, reprit la marquise ; avancez d’un pas, voilà la portière ouverte ; là… baissez-vous un peu… levez le pied… vous y êtes.

Le cocher referma la portière et partit au trot.

— Ah ! mon chien, s’écria l’aveugle, et mon chien, et caninho ?…

— Il nous suivra, répliqua la marquise ; tenez, il aboie et secoue les oreilles, tant il est joyeux de galoper après nous. Le cocher lui a ôté sa corde, ne craignez rien.

— C’est que, voyez-vous, ma bonne dame, cette pauvre bête est tout ce qui me reste ; il n’y a plus qu’elle à m’aimer en ce bas monde. Vous êtes heureux, vous autres, vous êtes riches, et vous ne savez pas ce que c’est d’être abandonné dans sa vieillesse et réduit à errer dans les rues d’une ville étrangère pour demander son pain de porte en porte… Mes pauvres yeux ne peuvent plus me conduire, mais ils n’ont pas fini de pleurer !

L’enfant ouvrait ses grands yeux noirs et regardait avec étonnement le vieillard, qui secouait tristement la tête et semblait se parler à lui-même. Jamais encore il n’avait vu de près la misère, jamais

  1. La rivière, le fleuve du Tage.