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demi-douzaine d’amis, vint prendre place à ses côtés. Le caninho, habitué à respecter le sommeil de son maître, accueillit les nouveaux arrivés avec un grognement de mauvaise humeur.

— Paix, vilain roquet ! s’écria vivement celui des matelots qui paraissait être le personnage le plus important de la bande ; si tu t’avises de me montrer les dents, je te jette dans le fleuve par-dessus le parapet du quai. Après six mois de mer, on n’aime pas à voir des visages renfrognés ; entends-tu, vieux barbet ? Eh mais ! c’est vous, père Joaquim ? Voulez-vous gagner une poignée de reis ?

— Pourquoi pas, mon garçon ? répondit le vieillard en relevant la tête.

— En ce cas, vieux père, jouez-moi un de vos airs de montagne qui feraient danser les rochers du cap Saint-Vincent. Allons, vite ; faites-moi place, vous autres.

Le vieil aveugle se mit à jouer un de ses refrains les plus gais. Animé par cette musique naïve et un peu sauvage, le marin dansait, pirouettait et sautait en décrivant avec ses jambes des courbes fantastiques. Les bras arrondis, son chapeau de paille à la main droite, la main gauche sur la hanche, il trépignait et gambadait avec une verve prodigieuse. Pendant qu’il se démenait ainsi, les piastres sonnaient dans les poches de son gilet blanc. Toute sa personne était en proie à une allégresse désordonnée, mais ses traits demeuraient impassibles. Sa figure, bronzée par le soleil, portait l’empreinte de tous les rivages de la zone torride ; elle avait pris cette couleur sombre et mate qui ne permet plus au sang de se montrer sous l’épidémie.

Quand il eut exécuté bon nombre de sauts et de pirouettes aux applaudissemens de l’assemblée, le marin passa le doigt dans les deux boucles de cheveux qui pendaient en avant de ses oreilles, remit son chapeau sur l’arrière de sa tête et donna au vieillard une poignée de reis.

— Plus d’une fois j’ai manqué d’être pendu, dit-il en se rasseyant ; mais je ne l’ai jamais échappé de plus près que dans ce dernier voyage. Voilà pourquoi j’avais besoin de sentir la terre ferme sous mes pieds.

— Tu t’y reprendras une autre fois, répliqua un de ses voisins, vieux matelot à cheveux gris.

— Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise, murmura une voix.

— Voyons, mes amis, reprit le matelot, regardez là-bas ce brick qui se balance au flot comme un brave cheval encore haletant de sa course. Y a-t-il un mousse, un rapaz de quinze ans qui ne consentît à s’embarquer pour rien à bord d’un si beau navire ?

— Le fait est que c’est là un navire à pendre en ex-voto dans