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je viens ici rôder aux alentours du port pour avoir de ses nouvelles… Je ne peux pas lire les gazettes, aveugle comme je suis ; d’ailleurs je ne connais pas mes lettres !… Voyons, por amor de Deos ! où est-il ? que lui est-il arrivé dans ce voyage où vous avez eu de si grands dangers à courir ?

Diogo interrogea du regard les amis qui l’entouraient, et comme ils étaient eux-mêmes affamés de nouvelles, tous d’un commun accord, celui-ci par un clignement d’œil, celui-là par un geste, un troisième par quelques paroles dites à voix basse, ils l’encouragèrent à parler.

— Eh bien ! reprit Diogo, l’aventure qui est cause que Vicente ne s’en est pas revenu avec nous, je vais vous la raconter, père Joaquim, et en peu de mots : j’ai des visites à faire dans le quartier. Quand on arrive, on est bien aise d’aller saluer ses connaissances, n’est-ce pas ? et puis je suis en tenue.

Cela dit, il se mit à frapper sur le banc avec la paume de sa main : — Holà ! hé ! apportez une bouteille…

— Ce n’est pas ici un cabaret, répliqua le barbier en avançant entre deux rideaux son menton frais rasé et son front orné de boucles arrondies avec soin.

— Nous sommes tous des pratiques, répliqua Diogo ; je nie trouve fort bien ici, et pour une poignée d’or je n’irais pas plus loin. Dites à votre rapaz de m’aller chercher une bouteille de vin, pas de rouge, s’il vous plaît, cela est bon à bord des navires ; à terre, il me faut du vinho branco de labrador, de ce vin blanc bourgeois, fort au goût, perlé à l’œil, et qu’on ne boit que dans la bienheureuse ville de Lisbonne. Tiens, rapaz, voici une piastre ; tu garderas le surplus, et attention à ne pas me faire attendre.

Au bruit du vin clair et transparent qui s’épanchait dans les verres, tous les visages s’épanouirent, même celui de l’aveugle Joaquim, sur lequel se peignaient à la fois la résignation et l’inquiétude. Après une première libation, le petit groupe s’assit de nouveau sur le banc. Le vieillard, que le récit du matelot intéressait plus que tout autre, prit place auprès de Diogo, et celui-ci commença en ces termes :


III

« Comme je vous le disais tout à l’heure, père Joaquim, le Bom-Pastor n’a pas été construit pour porter des boucauts de sucre, et votre fils Vicente aurait mieux fait de ne pas s’enrôler avec nous. Quand il monta pour la première fois sur le pont du brick, il parut un peu surpris de se trouver au milieu d’une vingtaine de gaillards de toutes les nations, de toutes les couleurs, Portugais, Brésiliens,