Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/681

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Il avait de l’humanité, notre capitaine. À dire le vrai, les petits rois noirs de la côte se font la guerre tout exprès pour avoir des prisonniers, et je crois qu’ils seraient en paix plus souvent, si les navires négriers ne se chargeaient point d’acheter leur butin. Ces questions-là regardent les avocats, les prêtres, les savans ; chacun gagne sa vie comme il peut dans ce bas monde. Il y a ici et ailleurs des demoiselles bien élevées, bien délicates, riches à millions, qui ne voudraient pas donner une chiquenaude à une mouche, et pourtant c’est la chasse aux noirs, c’est la traite qui leur a donné tout ce qu’elles ont ! Elles n’y pensent guère, n’est-ce pas ? L’or est comme le feu, il purifie tout. Mes amis, buvons encore un coup de ce vin blanc ; à parler si longtemps, j’ai la gorge sèche. »

Les amis ne se le firent pas dire deux fois ; les verres que Diogo venait de remplir furent vidés d’un trait, et le négrier, se tournant vers le vieil aveugle :

« Père Joaquim, lui dit-il, votre fils n’était pas de cet avis-là. Il lui manquait la vivacité d’esprit qui fait qu’on aperçoit la justice là où elle est. Quand il vit que les noirs ne paraissaient pas très contens de s’embarquer, qu’il fallait les pousser un peu rudement, les battre même, et qu’on les entassait à bord sans trop calculer, s’il y avait de l’air pour tous, Vicente fit la grimace. Comme le capitaine était resté à terre pour régler ses comptes, il se permit de dire à demi-voix : « Si mon pauvre père savait quel métier on me fait faire ici ! Le berger de nos montagnes a un bâton à la main, mais il s’en sert pour conduire son troupeau, et non pour l’éreinter ! » Et quand il s’agit de transporter à bord la dernière batelée de noirs, il se trouva dans la bande une femme, une négresse toute jeune, pas trop laide, qui allaitait un petit enfant. Ces gens-là ne sont pas si simples qu’on le pense : la négresse devina bien qu’elle avait affaire à de vieux forbans, après avoir passé en revue tous les hommes de l’équipage ; elle arrêta ses regards sur Vicente, le lorgna dans le blanc des yeux, si tendrement, si piteusement, que le pauvre garçon fut ému jusqu’aux larmes. Il lui donnait la main pour embarquer, absolument comme le ferait un gentilhomme qui aide une grande dame à monter en voiture. Puis tout à coup la négresse lui passa sous le bras en le culbutant, sauta dans l’eau, gagna le rivage et disparut derrière les arbres. Il faisait nuit, personne ne se trouvait à terre pour l’attraper. Elle se sauva donc de son pied léger, emportant son petit avec elle, sans même avoir pris le temps de remercier Vicente, qui m’avait tout l’air de s’être prêté à cette petite manœuvre. »

Les assistans firent entendre un petit murmure d’approbation, et le vieil aveugle s’écria tout joyeux : — Je vous disais bien que mon fils était un honnête marin, un homme de cœur !